Radiohead – Interview 2008

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Après avoir violenté l’industrie musicale en proposant son nouvel album, Radiohead prend tout le monde à rebours et l’édite en CD. Thom Yorke et Ed O’Brien reviennent pour nous sur ce disque conçu dans la douleur.

C’était le 10 octobre dernier, il y a à peine plus de deux mois, et on a l’impression que c’était il y a déjà un siècle : Radiohead prenait tout le monde (médias, industrie, fans) par surprise en sortant un album, In Rainbows (le premier depuis Hail to the Thief en juin 2003), uniquement en téléchargement. Et en proposant aux internautes d’en fixer eux-mêmes le prix, avant de leur donner la possibilité d’acquérir pour Noël une édition très luxueuse, onéreuse et limitée, en forme de coffret vendu par correspondance.

Cette méthode, qui se passait des services d’une maison de disques et faisait tout reposer sur les épaules du groupe et de son management, a fait beaucoup de bruit, des journaux télévisés aux quotidiens économiques. Et elle a peut-être légèrement éclipsé la majesté même de l’album, son élégance centrale. Car, tout en utilisant des méthodes de distribution inédites et révolutionnaires, qu’eux seuls pouvaient se permettre, les musiciens de Radiohead livraient en même temps un album chargé de doute et de mélancolie, composé à l’ancienne et ne durant pas plus que le temps nécessaire : c’est-à-dire celui de deux faces de vinyle. Joli paradoxe à l’ère du tout-numérique et de l’immatérialité croissante de la musique.

Et puis, quelques semaines plus tard, comme pour prendre tout le monde à revers et aller à l’encontre des analyses qui voyaient en eux des révolutionnaires du net, prêts à mettre à bas l’industrie du disque, Thom Yorke et ses copains ont choisi de sortir leur disque dans un format de CD classique, mis dans les bacs le 31 décembre. Histoire que les vieux fans puissent eux aussi le ranger sur leurs étagères ? Peut-être, mais sans doute aussi pour pointer le fait que, quel que soit le format ou la manière de l’acheter, un album demeure avant tout cela : un moment de musique qui nécessite un investissement (financier, affectif) de la part de son auditeur.

Dans dix ans, on écoutera encore In Rainbows, en ayant sans doute oublié les circonstances de sa sortie : on n’en retiendra que la belle et gracieuse facture. Qui a nécessité, selon le chanteur Thom Yorke et le guitariste Ed O’Brien, beaucoup d’errements et de remises en question.

ENTRETIEN

Quel effet cela fait-il de parler d’un album qui est sorti il y a deux mois et que beaucoup de gens ont déjà téléchargé et écouté ?

Thom Yorke – Quand l’album est sorti sur le net, il ne s’est rien passé pour nous : nous étions chacun chez soi, à attendre… Et quelques semaines plus tard, il nous a fallu en parler, et c’était une situation étrange, qui inversait l’ordre habituel des choses. Mais c’était plutôt agréable d’expliquer ce que nous cherchions à faire.

Ed O’Brien – Ce qui est agréable, c’est surtout de ne plus être confrontés à cette question typique et terrifiante de la part des journalistes : “Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs ce qu’il en est de ce disque, à quoi il ressemble et comment il sonne ?” Quelle délivrance !

Comment avez-vous perçu les diverses interprétations de ce disque ?

Thom – Pour être franc, nous sommes certainement les deux personnes qui ne lisent jamais rien du tout, jamais, de ce que l’on écrit sur le groupe. Nous ne lisons aucune chronique, aucune analyse. Tout ce que nous avons appris, nous le savons à travers ce que nous répètent des journalistes qui nous interviewent à propos de ce qui a été écrit ou raconté.
Ed – Apparemment, il y a eu des choses invraisemblables échafaudées sur cet album, des théories développées par les cercles de fans les plus hardcore, qui écoutent sans doute le disque à l’envers, histoire d’y trouver des indices.
Thom – Ma stratégie est de confirmer toutes les interprétations, de dire oui à toutes les hypothèses. Parce qu’après tout je n’ai envie d’énerver ni de contrarier qui que ce soit…

Finalement, est-ce si important de sortir In Rainbows en CD ?

Thom – Extrêmement important. C’était même l’une des conditions indispensables pour pouvoir agir comme nous l’avons fait. Pour deux raisons : la première est que nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que l’internet serait la solution à un quelconque “problème” – de fait, nous ne sommes pas non plus d’accord avec cette vue de l’esprit qui voudrait qu’il existe un monde parallèle, le monde virtuel de l’internet, dans lequel les choses seraient meilleures… Ensuite, nous n’aimions vraiment pas l’idée de travailler si dur sur un album et que les gens qui aiment la musique ne puissent pas en posséder un exemplaire, comme nos autres disques. Cela nous semblait bête, obtus.
Ed – En enregistrant le disque, je me souviens que Nigel Godrich (producteur attitré de Radiohead – ndlr) s’énervait tout le temps et disait sans cesse : “Je déteste ce putain d’internet”.
Thom – Oui, mais en même temps, il passait des heures à lire les commentaires sur le net. Mais pourquoi faire ça ? Pourquoi lire tout cela ? Il ne faut pas se fier aux écrits de quelqu’un qui ne vous dit pas les choses face à face.

La décision de sortir In Rainbows sous forme de mp3 a-t-elle changé quoi que ce soit dans le montage ou la composition du disque ?

Thom – ça n’a rien changé du tout. Ça n’a pas été un problème dans la composition et ça n’a affecté en rien le résultat final. Le problème était juste de trouver la manière la plus adéquate pour que les morceaux aillent bien ensemble : ça a l’air tout simple à dire, mais c’est vraiment un putain de cauchemar à faire. Car, joués dans un certain ordre, les morceaux de cet album peuvent être trop lourds à digérer, peu supportables. Surtout, nous avons délibérément décidé de nous tourner vers le modèle des disques classiques qui duraient quarante-cinq minutes – ou même moins s’il s’agit de certains albums de Marvin Gaye… C’est de cette manière, je crois, que l’on fait les déclarations les plus frappantes, celles auxquelles l’auditeur revient, donne du temps, encore et encore. Sinon, les choses mettent trop de temps, s’étirent et l’on perd intérêt à s’y plonger.

A mesure de l’écoute, le disque se fait plus mélancolique, et il est très différent en cela de Hail to the Thief, qui l’a précédé il y a quatre ans.

Thom – Oui, d’une certaine manière. Mais nous devions aussi débuter l’album par quelque chose de très énergique, parce que nous avons été loin pendant si longtemps… Il nous fallait trouver la meilleure façon de donner des portes d’entrée aux gens, ainsi que des moments de repos au sein du disque, tout en restant très cohérents avec cette idée de réaliser la meilleure chose possible. Et puis aussi, j’espère qu’arrivés à un certain point de l’écoute, les gens se retrouvent totalement perdus, sans savoir à quoi s’attendre. J’espère que cet album les met dans un état d’esprit ouvert à toutes les possibilités.

C’est en tout cas un disque moins en colère, moins énervé contre son époque.

Thom – Oui, mais j’ignore pourquoi.

Est-il plus intimiste parce qu’il a fallu plus de temps pour le faire ?

Ed – Je crois que c’est le temps de la vie qui s’est imposé à nous. Je réécoutais The Bends et j’ai été frappé d’entendre à quel point ce disque était colérique, geignard, avec beaucoup d’énergie, mais habité par énormément de colère. Il y en avait aussi beaucoup dans Hail to the Thief. Mais pour cet album-ci, la colère n’était pas l’émotion la plus appropriée. Par exemple, une des choses que j’ai adorée cette fois dans les paroles de Thom, c’est leur intemporalité. Les premières lignes du morceau House of Cards, “I don’t wanna be your friend, I wanna be your lover” (“Je ne veux pas être ton ami, je veux être ton amant”) pourraient être tirées d’une chanson de Sam Cooke, de Stevie Wonder, de Prince. Ces mots frappent juste, dans quelque chose de très intime.
Thom – Hail to the Thief essayait de débuter une bagarre, un combat. Mais je crois qu’en enregistrant In Rainbows j’étais très las d’absorber le monde extérieur dans notre musique. Et la nature intime de cet album est une sorte de réponse personnelle à un étrange climat de peur générale. C’est notre manière de fermer les volets, de laisser l’instinct de survie nous guider : ne faire confiance à rien d’autre et ne se fier qu’aux gens autour de soi.

Etait-ce aisé à accomplir ? Qu’y avait-il de profondément différent cette fois-ci ?

Thom – Je travaille avec ce que j’ai, je fais avec les moyens du bord. Pour le moment, j’en ai plus qu’assez du copier-coller. Mais aussi du “stream of consciousness” (littéralement, le “flux de conscience” – ndlr), du fait de coucher mes pensées sur des pages et des pages. Cette fois-ci, le premier jet s’est imposé la plupart du temps. C’est sans doute la première fois que je m’en remets autant à mon instinct. D’habitude, les chansons mettent du temps à sortir, je réfléchis beaucoup à leur signification. Là, j’ai tenté d’éviter ce processus et de tout cracher, tout faire jaillir d’un coup. Ce que je redoutais en faisant des interviews, c’était de devoir expliquer toutes ces choses que j’ai en fait écrites de manière très spontanée.
Ed – Il y a eu des moments très semblables à ce que nous faisions avant. Mais il était évident qu’il y avait des choses différentes en train de se dérouler là. Et ce n’est qu’après coup, durant les interviews, que j’ai compris, en entendant Thom s’exprimer, s’analyser, qu’il avait vraiment changé des choses, mais aussi que cette fois il ne voulait pas trop expliquer ses textes. Personnellement, j’ai été très touché par les paroles de cet album, par ce qu’elles racontent sur la condition humaine et comment elles touchent à l’universel : après tout, nous ne sommes pas différents des autres hommes.

Après toutes ces années, est-ce toujours une joie d’enregistrer un album ?

Ed – Cette fois, nous avons souffert au début des sessions d’un vrai manque de confiance en nous. Il y avait donc moins de moments drôles que d’habitude. Nous avions tout de même la volonté de travailler très dur. Mais nous n’avions pas vraiment de fondations sur lesquelles reposer. Nous doutions beaucoup. Depuis Ok Computer, nous sommes devenus très bons dans l’exercice qui consiste à reporter les décisions, à ne pas trancher sur des choix de morceaux, à perdre le fil d’une chanson. Puis, nous avons compris au fil des sessions qu’il fallait faire davantage confiance à nos instincts et à nos sentiments profonds : c’est ce que j’ai appris de plus important durant la réalisation de cet album.
Thom – Plus on laisse les choses traîner, plus on a l’impression d’être dans un vide intersidéral. Plus exactement, Nigel a dû nous sortir de la merde alors même que nous y étions très profondément enfoncés. Nous ne savions même pas si nous avions envie de continuer. Bien sûr, il y avait ces chansons que nous aimions et nous avions envie de les terminer, mais sans être certains d’y parvenir. A un moment, j’ai pensé être maudit, pris dans un tourbillon infernal. Nigel nous a souvent poussés à trancher, à terminer les choses. La plupart du temps, nous trouvions une bonne idée et on ne s’en occupait plus, on ne voulait la reprendre que le lendemain, ou une prochaine fois. Heureusement, Nigel était là pour nous dire que là, c’était le meilleur moment pour finir le morceau, pas demain, pas une autre fois.

L’âge a-t-il joué un rôle dans cette crise ?

Thom – Oui, bien sûr. Nous avons pris une longue période de pause et avons pu avoir chacun le luxe de passer du temps au sein de nos familles, de voir nos enfants naître et grandir. Le premier mois où l’on se met dans cet état d’esprit, tout le reste est effacé et on n’est plus certain de la réalité qui précédait, de l’autre vie. Pour chacun de nous, il y a une stricte séparation entre la vie privée et la vie de musicien : nous ne souhaitons pas et ne voulons pas mélanger les deux. Lorsque je suis en famille, j’oublie tout et je me pose souvent des questions du genre : “Ai-je vraiment fait tout cela ? Ai-je réellement fait partie d’un groupe connu à un moment de ma vie ?” Mais bon, au bout d’un moment, nos familles se sont mises à nous jeter dehors : “Allez, va bosser un peu, retourne travailler.”
Ed – Quand on est avec la famille, tout est pour la famille. Et avec le groupe, tout est pour le groupe. Quand je reviens de tournée, je rentre à la maison, j’oublie ce qui vient de se passer et je me mets à la vaisselle ! Mais en même temps, que c’est difficile de tout cloisonner, de ne pas laisser une partie de sa vie nourrir un peu l’autre ! C’est une lutte.

Cela implique une part de schizophrénie ?

Thom – Oui, totalement.

Sortir l’album en mp3 était-il une manière de chercher à faire les choses sur une autre échelle ?

Thom – Une des conditions impératives pour continuer le groupe était de le faire à un rythme et à une taille qu’il nous est possible de contrôler, pour ne plus nous sentir comme une partie d’une entité bien plus vaste que nous et que nous ne servions qu’à nourrir. Quand nous avons voulu sortir In Rainbows en mp3, il n’y avait que dix personnes impliquées, assises autour d’une table, chez moi.

Combien auriez-vous payé pour télécharger cet album s’il n’avait pas été le vôtre ?

Thom – Je vais m’attirer des ennuis en disant que j’ai téléchargé notre album sans rien payer… Mais je n’avais plus d’exemplaire et il m’en fallait un pour ma mère…
Ed – J’aurais sans doute payé 5 livres (7 euros). Personnellement, je vais acheter dix exemplaires du coffret luxueux et limité qui sort et je vais demander une petite remise aux autres.

Joseph Ghosn

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