PAMUK Orhan, ‘Cette chose étrange en moi’.

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Sortie : 2014, Chez : folio 6614

Pamuk, prix Nobel de littérature 2006, continue sa passionnante analyse de la Turquie actuelle à travers des romans foisonnants dédiés à des personnages ordinaires qui traversent avec plus ou moins de bonheur l’actualité de ce pays dynamique et tragique. Avec « Cette chose étrange en moi » nous suivons le périple de Mevlut de 1968 à 2012, de son enfance à l’âge mur. Vendeur de boza (une boisson locale à base de céréales fermentées) de père en fils, il s’installe à Istanbul pour se livrer à cette activité traditionnelle dans cette ville aux dimensions encore modestes à l’époque mais en pleine révolution.

Avec lui, nous allons parcourir 50 ans de la vie de ce pays (et surtout d’Istanbul) vue à travers les petites histoires banales du village d’origine, du bidonville où Mevlut et les siens cohabitent, puis des immeubles lorsque le béton et la croissance démographique auront définitivement repoussé les limites de la ville capitale économique.

Au hasard de ces pérégrinations familiales nous allons découvrir un monde de combines et de petits arrangements avec la vie, la tribu, la religion, l’amour et l’Etat. Nous plongeons dans les traditions claniques, religieuses, politiques entre lesquelles Mevlut se faufile tant bien que mal comme nombre de ses concitoyens. Les mariages sont organisés mais les amoureux enlèvent leurs amoureuses et l’on régularise ensuite la situation, à moins que cela ne se règle plus violement. Le droit de la propriété est inexistant mais on s’arrange avec des titres de pacotille. L’impôt est dû mais personne ne s’avise de le payer, sur quelles bases d’ailleurs puisque tout est en liquide. L’électrification gagne du terrain, alors les branchements pirates se multiplient sur les lignes officielles…

Mevlut regarde, ingénu, les changements fulgurant qui affectent son environnement et les modes de vie ancestraux. Il s’y adapte avec une touchante bonhomie et trace sa route plein du bon sens paysan de son éducation villageoise. On dirait finalement qu’il est le plus heureux face aux adversités qui ravagent ses proches. Il se remettra finalement de la mort de sa première femme en épousant sa jeune sœur dont il fut secrètement amoureux, il contournera les fâcheries familiales et, affichant une modestie à toute épreuve, obtiendra de mener son existence à peu près comme il l’entend.

Dans ce volumineux roman, Pamuk est au sommet de son art : embrasser un monde, celui d’Istanbul et de ses habitants sur 50 années contemporaines, en ne décrivant que les petites choses de la vie de ses personnages. C’est jouissif et le lecteur dévore les 800 pages avec délice.