C’est LE concert ultime : la tournée « Heroes » de David Bowie. L’affiche de cette tournée, illustrée par un dessin de ses mains retraçant la photo du disque « Heroes » prise par le photographe japonais Masayoshi Sukita, est sur tous les murs de Paris.
Lorsque le groupe entre en scène, Carlos Alomar vêtu d’une chemise en velours chamarré, se place sur le devant, dos au public, sa guitare en bandoulière, une baguette de chef d’orchestre à la main, Bowie est sagement derrière un clavier Chamberlin et lance le concert avec Warzawa, une pièce instrumentale sombre et froide, sous la direction de Carlos. Bowie est d’une beauté surnaturelle, habillé d’un pantalon bouffant blanc et d’une chemise Mao de même couleur, couvert d’une veste longue décorée façon « peau de serpent », un léger sourire s’affiche sur son visage quand il regarde la salle, peut-être timide, sans doute un peu carnassier, les cheveux blonds courts et bien plaqués, d’une finesse qui tend à la maigreur, il joue sur ses touches, sans émotion apparente, cette musique lente et sourde qui ressemble à un glas. Sur la fin du morceau sa voix s’élève dans les aigues comme un chant tyrolien, sans parole, pour ajouter une touche d’étrange humanité à ce son tragique.
Le groupe est composé de Carlos Alomar (guitare rythmique), Adrian Belew (guitare solo), George Murray (bass), Denis Davis (batterie), Simon House (violon) et Roger Powell (claviers). La section rythmique soul accompagnait déjà Bowie sur certains de ses précédents disques, dont Station to Station et quelques morceaux de Young American. Adrian Belew, guitariste américain, a été débauché de l’équipe de Franck Zappa dans laquelle il jouait sur l’inoubliable tournée Sheik Yerbouty.
Le Pavillon de Paris regarde, fasciné, cette nouvelle incarnation du rocker britannique qui, après avoir « suicidé » son double Ziggy Stardust à l’Hammersmith Odeon à Londres en 1973, approché la soul et le mirage américain, sombré dans les addictions et la paranoïa à Los Angeles, est revenu en Europe l’an passé pour s’installer à Berlin, renouer avec une vie plus saine et faire de la musique avec ses nouveaux amis : Iggy Pop, Brian Eno, Tony Visconti… Nouvelle vie, nouvelles inspirations annoncées avec l’album Low et confirmées par son successeur Heroes. A la recherche de sérénité et d’anonymat il en a profité pour coécrire les deux albums d’Iggy (The Idiot et Lust for Life). Ils logent tous deux dans le même immeuble de Kreutzberg et Bowie l’a accompagné en tournée dans laquelle il jouait juste des claviers et participait aux chœurs.
Le groupe enchaine Heroes après l’intro et c’est Belew, habillé d’une salopette en jeans et chemise hawaïenne, qui reproduit la célèbre stridence du solo de guitare sur lequel Bowie pose sa voix profonde.
Though nothing, nothing will keep us together
We can beat them forever and ever Oh, we can be heroes just for one day
Le morceau a été écrit dans le studio Hansa by the Wall, vieille bâtisse au pied du Mur qui servit de salle de bal à la Gestapo en d’autres temps. Avec Eno et Visconti ils explorent, ils visionnent, ils inventent la musique de demain. Créés en Allemagne les deux albums berlinois s’inspirent bien sûr du mouvement allemand du krautrock dans lequel ont brillé Kraftwerk, Can, Neu!, Klaus Shultze et d’autres. Le morceau instrumental V-2 Schneider sur l’album Heroes est d’ailleurs un hommage à Florian Schneider créateur de Kraftwerk et probablement aussi une référence aux fusées V2 allemandes qui firent tant de ravages au Royaume-Uni durant la seconde guerre mondiale, the beauty and the beast… toujours l’éternelle référence de Bowie au chaos et à l’art !
Au milieu de leur studio lugubre, lorsque leur l’inspiration se tarit, Eno sort son jeu de cartes des stratégies obliques, élaboré avec le peintre allemand Peter Schmidt, afin de tirer une carte qui leur indique une énigmatique solution afin de poursuivre la création sous un aspect inattendu et iconoclaste, qu’ils interprètent et mettent en application pour relancer la machine.
Et alors que David Bowie erre dans Berlin entre chien et loup, tente de se refaire une santé et une morale, entre schizophrénie et guerre froide, parcourant à vélo les allées enneigées de Tiergarten au milieu des porteurs de valises de la CIA, Robert Fripp (guitariste fondateur de King Crimson) exorcise ses démons dans une école de discipline au fin fond des Etats-Unis d’Amérique.
Comme chaque matin, à la conquête de nouvelles compositions, à la recherche de permanentes inspirations, Bowie se penche par la fenêtre du studio pour regarder tristement le Mur de la honte et, comme chaque matin, il découvre, au pied de l’ouvrage, le même couple d’amoureux se câlinant à l’ombre des baïonnettes des Vopos. Ainsi lui viendra le texte de Heroes, point d’orgue de la glaciale production berlinoise : Low et Heroes.
I, I can remember (I remember) Standing by the wall (By the wall) And the guns shot above our heads (Over our heads) And we kissed as though nothing could fall (Nothing could fall)
And the shame was on the other side Oh, we can beat them forever and ever Then we could be heroes just for one day
We can be heroes We can be heroes We can be heroes just for one day
Avec Heroes Bowie et Eno tiennent, ils le savent, le morceau d’anthologie de la guerre froide et de l’amour vainqueur, mais il leur manque…, que leur manque-t-il d’ailleurs ? Penchés sur le Mur, guettant les ombres, ils veulent marquer le déchirement d’une fin de siècle si sombre, Fripp leur apparaît comme une révélation. Il atterrit 48 h plus tard à Tempelhof où les Dakotas du Luftbrücke ont nourri Berlin en 1948, assailli par la famine et le blocus communiste. Aussitôt amené à Hansa by the Wall, encore dans les brumes du décalage horaire et de l’arrachement à sa méditation, Fripp commet l’inoubliable, l’achèvement ultime de ce qu’un immense talent et une guitare peuvent produire : hurlement dantesque, stridence hallucinée qui rythment les mesures de Heroes, douleur constante qui vrille le cerveau de tout être, marquant la séparation fulgurante qui pose le Mur au milieu de tout.
Ce concert est déjà une légende, le groupe excellentissime encadre Bowie qui continue d’interpréter les morceaux berlinois, à la fois modernes et inattendus, seulement interrompu par The Jean Genie. Le choix de ces pièces glaçantes marque l’état d’esprit de Bowie et la décadence d’une époque dont on ne sait sur quoi elle débouchera. On peut parier que David n’anticipe pas un futur très épanouissant pour l’humanité. Qu’importe, il sait précéder le mouvement et le transcrire musicalement. C’est le propre des visionnaires. Le light-show est à la mesure de l’atmosphère musicale, fait de grands tubes néons sur le fond et le dessus de la scène, diffusant une lumière blanche froide, fixe ou clignotante, digne d’une salle d’attente d’hôpital psychiatrique. Blanc ou noir, beauty or the beast, encore. Entre deux gitanes papier maïs fumées négligemment, il enchaîne quelques pas de danse et de mime sur les longues parties instrumentales, ou se réfugie dans la coulisse pour quelques instants. Son corps dégingandé et élégant se prête à merveille à l’exercice, à l’image d’un équilibriste désarticulé sur son fil.
Après une pause de 15 mn le groupe revient sur scène et sur le passé plus rock’n’roll de l’artiste. Une longue plongée dans l’album Ziggy Stardust réjouit l’audience car quelle pièce de l’histoire du rock fut cet album-concept The Rise and Fall of Ziggy Stardust & the Spiders from Mars ! Quel intense plaisir d’assister à sa renaissance au Pavillon de Paris. Évidemment l’aspect théâtral de Ziggy a disparu sur scène mais il reste la musique et, quoi de mieux ? Cette partie met beaucoup plus en avant la performance de Bowie dont la voix est devenue plus grave avec le temps mais toujours très agile. Il joue avec les octaves et avec nos nerfs. Il se déhanche, lance des coups de pied dans le vide, il n’est que souplesse dans ses gestes et son chant pour dérouler de nouveau cet album fondateur.
Sur l’intro de Station to Station il laisse la scène à Roger Powell et Adrian Belew, le premier joue sur ses synthétiseurs le bruit d’une locomotive à vapeur qui s’emballe sur lequel le second, se déchaînant sur ses cordes, en tire le son délirant du sifflet à vapeur propre à cette époque. Ils s’amusent durant au moins dix minutes dans un effrayant chaos atonal avant que Bowie ne réapparaisse pour parcourir avec nous le chemin halluciné des stations du Thin White Duke de retour parmi nous, lançant des fléchettes dans les yeux des amoureux :
It’s not the side-effects of the cocaine I’m thinking that it must be love It’s too late – to be grateful It’s too late – to be late again It’s too late – to be hateful The european cannon is here
Le concert se termine sur cette chevauchée fantastique, laissant le Pavillon de Paris épuisé et émerveillé, partageant le sentiment d’avoir gravi ce soir l’un des plus fantastiques sommets de ce que peut offrir le rock dans une vie. Un rappel de trois morceaux permet de le redescendre en douceur, les yeux pleins des étoiles approchées de si près ce soir.
Setlist : Warszawa/ « Heroes »/ What in the World/ Be My Wife/ The Jean Genie/ Blackout/ Sense of Doubt/ Speed of Life/ Breaking Glass/ Fame/ Beauty and the Beast
Entracte
Five Years/ Soul Love/ Star/ Hang On to Yourself/ Ziggy Stardust/ Suffragette City/ Art Decade/ Alabama Song (Whisky Bar) (Kurt Weill cover)/ Station to Station