Sortie : 1994, Chez : Editions Gallimard.
Jorge Semprun (1923-2011), militant républicain espagnol et adhérent du parti communiste espagnol, se réfugia en France avec sa famille en 1939 après la défaite des républicains face au troupes franquistes. Il rejoint alors les réseaux de résistance, est arrêté en 1943 par la gestapo puis déporté au camp de concentration allemand de Buchenwald. Il y survivra et reviendra en France poursuivre la lutte contre le franquisme en Espagne et mener une brillante carrière d’écrivain et d’intellectuel.
« L’écriture ou la vie », paru en 1994, est le livre que Semprun n’a pas réussi à écrire après sa libération de Buchenwald en avril 1945 sur la si terrible expérience de la déportation qu’il venait de vivre. Il lui aura fallu 50 ans pour assimiler ce qui s’était passé en Allemagne pour finalement publier cette œuvre importante. Et encore, Semprun n’aborde-t-il pas directement sa vie dans le camp de la mort mais n’y revient qu’à petites touches en narrant ce qui s’est passé pour lui après ou avant.
Après, ce sont la dizaine de jours qui se sont déroulés entre l’arrivée des troupes américaines qui libèrent officiellement le camp déjà déserté par les nazis qui ont emmené avec eux une partie des prisonniers, et son rapatriement à Paris. Il y rencontre notamment le lieutenant américain Rosenfeld, un juif berlinois exilé aux Etats-Unis lors de la montée du nazisme dans son pays, et qui y revient avec la nationalité américaine pour libérez l’Allemagne. Tous deux intellectuels de haut niveau ils vont dialoguer, en allemand, sur « l’expérience du Mal », se référant aux grands philosophes de l’humanité. Ensemble ils visiteront la maison de Goethe à Weimar pour évoquer ce pays étrange qui construit un camp de concentration sur la colline verdoyante d’Ettersberg, à deux pas de Weimar, ville qui fut un creuset culturel européen bouillonnant au début des années 1900.
Après c’est le retour à Paris, les conquêtes féminines éphémères, les petits plaisirs comme l’achat d’un livre sans une librairie, la reprise d’une vie intellectuelle et culturelle intense, la décision de plonger dans l’oubli du camp, « …Mais qui aura été disponible, autour de nous, en ces temps-là du retour, à une écoute inlassable et mortelle des voix de la mort ?«
Après c’est encore la reprise de la lutte antifranquiste et la plongée dans l’internationale socialiste, puis son exclusion du parti communiste espagnol. Mais c’est aussi la réouverture du camp par l’Union soviétique pour y parquer ses opposants, Buchenwald étant situé en zone d’occupation soviétique, la future Allemagne de l’est… une pilule amère pour Semprun.
Et après c’est, enfin, le retour à Buchenwald en mars 1992 avec deux de ses petits-enfants de cœur pour affronter ce passé morbide et y apprendre par hasard comment le déporté communiste chargé d’enregistrer les arrivants en septembre 1943 lui avait sans doute volontairement sauvé la vie en refusant de mentionner « étudiant » comme profession sur sa fiche, retrouvée en 1992. Semprun raconte alors aux siens ce qui s’est passé en ce lieu. Et il découvre aussi… que les oiseaux sont revenus sur la colline d’Ettersberg qu’ils avaient désertée lorsque le camp était en activité, et que la fumée sortant des cheminées des fours crématoires polluait toute la forêt.
« Je ne peux pas dire que j’étais ému, le mot est trop faible. J’ai su que je revenais chez moi. Ce n’était pas l’espoir qu’il fallait que j’abandonne, à la porte de cet enfer, bien au contraire. J’abandonnais ma vieillesse, mes déceptions, les ratages et les ratures de la vie. Je revenais chez moi, je veux dire dans l’univers de mes vingt ans : ses colères, ses passions, sa curiosité, ses rires. Son espoir, surtout. J’abandonnais toutes des désespérances mortelles qui s’accumulent dans l’âme, au long d’une vie, pour retrouver l’espérance de mes vingt ans qu’avait cernée la mort. »
Le parti de Semprun de ne pas raconter mais d’évoquer lui permet de signer un récit majeur de notre XXème siècle, passant en revue la vie intellectuelle européenne, la lutte pour la démocratie en Espagne, les grandes heures du communisme international et tout ceci en regard du Mal absolu généré par le nazisme au cœur de l’Allemagne de Goethe, de Bach et de la folle créativité de la République de Weimar. Un livre qui a été long à mûrir et à publier, mais un livre qui est venu du fond de l’âme de cet acteur des temps les plus sombres et des plus créatifs du XXème siècle. Un jalon unique et exceptionnel ce cette période !