BLUMENFELD Erwin, ‘Jadis et Daguerre.’

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Sortie : 1975, Chez : Editions Textuel (2013)

La merveilleuse autobiographie du photographe Erwin Blumenfeld (1897-1969) : juif allemand né à Berlin il a fui le nazisme avec sa famille dans l’Europe des années 1930, fréquenté les camps de concentration ouverts en France pour regrouper certains étrangers à partir de 1940, puis émigré aux Etats-Unis où il est devenu un grand photographe de mode.

Dans un style délicieux, plein d’humour juif, il parle de son enfance dans la capitale allemande, de son père marchand de parapluies, de son premier travail chez un oncle marchand de tissus, de ses émois adolescents, de la mort de son père, ruiné, de ses rapports à la religion et de tout cette communauté juive de Berlin, active et débrouillarde, avant que ne viennent les heures sombres du nazisme qui déferla sur l’Allemagne. Il n’arrive pas à éviter sa mobilisation comme ambulancier durant la guerre de 1914-1918 du côté de l’Empereur, bien sûr, car il est toujours de nationalité allemande. Il déploie des trésors d’imagination pour aller visiter sa fiancée hollandaise dont le pays est neutre dans cette guerre, tente de déserter, est repris par la police, considéré comme un traître, apprend la mort de son frère sur le front. La défaite allemande en novembre 1918 le sauve, il rejoint sa fiancée à Amsterdam où ils demeurent quelques années, vivotant d’un commerce de cuir qui périclite.

Durant les années 1930 il visite Paris-Montparnasse, New York, puis délaisse progressivement les affaires diverses, et souvent malheureuses, pour la photographie dont il deviendra l’un des maîtres. Lorsque Hitler prend le pouvoir à Berlin puis jette son dévolu sur l’Europe, la famille s’installe à Paris qu’elle va fuir pour les Etats-Unis, en passant par les camps de concentration français où étaient regroupés les étrangers dans des conditions pas toujours très honorables, surtout pour les juifs… A l’époque il est déjà un photographe relativement reconnu, notamment des magazines américains de mode. Après d’incroyables péripéties il réussit à obtenir des visas pour l’Amérique où la famille s’installe mi-1941 et où il mènera une brillante carrière.

Dans un style truculent et plein d’autodérision il raconte ses petites affaires en citant Paul Valéry ou Matisse, aborde aussi les grandes questions de notre temps, l’air de rien. Sa description du New York des années 1940 et des new yorkais du secteur de la mode est un modèle du genre : la cocaïne voisine le bourbon, les dollars sont les compagnons de la mode, la folie incarne le busines, les clodos de Times Square voisinent les ladies sur-fardées…

Mes chaussures restèrent collées dans l’asphalte brulant sur Times Square, place mondialement célèbre, tas de baraquements couverts d’affiches, plus sale encore que Pigalle, peuplée de mendiants, d’ivrognes, de pickpockets et de flics. Avais-je forcé sur la boisson ? Après différents highballs dans différents bars (A chaque fois que je demandais un orange juice, les barmens riaient et m’apportaient un whisky. Était-ce dû à ma prononciation ?), les maisons s’étiraient haut dans le ciel. Vers Wall Street, elles se dépassaient elles-mêmes, grattant le ciel de manière vertigineuse. Je devenais au contraire de plus en plus petit, comme Gulliver à Brobdingnag et me mis à courir, jusqu’au moment où je parvins enfin au 10 Broadway, et trouvai porte close : à New York, les bureaux ferment à 5 heures. Les vespasiennes de Paris me manquaient horriblement, il n’y avait même pas d’arbres, ni de cafés.

Ce récit de la vie d’un grand photographe révèle aussi le talent d’un vrai écrivain qui a traversé les tragédies et les espérances du XXème siècle.

Lire aussi : « Les tribulations d’Erwin Blumenfeld 1930-1950 » au mahJ