WEIL Simone, ‘L’Enracinement – prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain’.

Sortie : 1943, Chez : Editions Gallimard.

Simone Weil (1909-1943) est une philosophe française « humaniste » qui a cherché à expliquer la condition ouvrière à l’aune de l’analyse marxiste mais sans être véritablement « révolutionnaire ». Née juive, elle adhère (sans se convertir) à la spiritualité chrétienne. Normalienne, agrégée de philosophie à 22 ans, elle enseigne puis travaille en usine, fréquente l’Espagne aux temps de la guerre contre le franquisme, compagnonne un temps avec l’anarchisme, le trotskisme, visite l’Allemagne pour mieux comprendre l’hitlérisme dans les années 1930, elle se plonge dans les textes grecs, chrétiens, hindouistes, bouddhistes… Elle écrit le fruit de toutes ces multiples réflexions. La majorité de ses écrits sera publiée après sa mort. Elle s’exile à Londres en 1942 où elle écrit son œuvre majeure : « l’Enracinement ». D’une santé fragile, elle est tuberculeuse, épuisée physiquement et psychiquement, elle meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 34 ans.

C’est évidement son jeune âge qui frappe en premier lieu à la lecture de L’Enracinement, on reste stupéfait devant l’accumulation de lecture et de savoir sur laquelle elle forge ses analyses, ainsi que par la puissance de sa pensée. Comment à seulement 34 ans a-t-elle pu incorporer toute cette connaissance de la philosophie et de l’Histoire ? Par quelle intelligence supérieure arrive-t-elle à ordonner sa pensée et restituer ses analyses de façon aussi claire pour un lecteur non initié à la philosophie ?

Dans la première partie intitulée « Les besoins de l’âme », Mme. Weil différencie la notion d’obligation de celle de droit qui lui est « subordonnée et relative », puis liste les « besoins de l’âme » à ne pas confondre avec « les désirs, les caprices, les fantaisies ou les vices » et de définir l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la liberté d’opinion, la vérité… Bref, une sorte de vade-mecum de ce qui devrait être la ligne de conduite des démocraties.

Dans la seconde partie « Le déracinement » elle déplore la « maladie du déracinement » lorsqu’un peuple ou une classe sociale n’a plus accès à ses racines morales, intellectuelles, spirituelles. Ces racines viennent soit de son milieu soit elles infusent par échanges entre les classes. Il y a déracinement, notamment, lors des conquêtes militaires : les Celtes en Gaulle, les Maures en Espagne, les Allemands en Europe ou la France en Océanie, les conquérants cherchant systématiquement à effacer l’histoire des nations conquises, à les déraciner. De ce fait, la conquête militaire est assimilée au mal.

L’argent est aussi un puissant facteur de déracinement au sein d’une même société. Pour éviter celui-ci, Weil expose sa conception d’une organisation idéale du travail, ouvrier comme paysan, qui « serait éclairé de poésie », un système ni capitaliste ni socialiste qui abolirait la condition prolétarienne et dont l’orientation serait non pas « l’intérêt du consommateur » mais « la dignité de l’homme dans le travail, ce qui est une valeur spirituelle ».

Elle explique aussi l’apparition de ce déracinement nuisible par la disparition du sens des collectivités qui correspondaient à des territoires, aujourd’hui balayé par celui de la nation « c’est-à-dire l’Etat » qui s’est substitué à tout pour « assurer à travers le présent une liaison entre le passé et l’avenir ». Et d’illustrer dans une vaste fresque historique, de l’empire romain à l’Europe de la première moitié du XXème siècle les notions de patrie, de nation, d’obéissante et de désobéissante, des contradictions insolubles du concept de patriotisme, de la brutalité des conquérants en relativisant leurs cruautés respectives.

La troisième partie, L’Enracinement, débute par une analyse de l’effondrement de la France en 1870 malgré le fait que c’est elle qui ouvrit les hostilités contre la Prusse, jusqu’à la rédemption initiée par le mouvement gaulliste susceptible de restaurer le génie du pays au-dessus du chaos (rappelons que le livre est écrit entre 1940 et 1942, époque où la guerre est loin d’être terminée) :

La vraie mission du mouvement français de Londres est, en raison même des circonstances politiques et militaires, une mission spirituelle avant d’être une mission politique et militaire.
Elle pourrait être définie comme étant la direction de conscience à l’échelle d’un pays.

S’en suivent de complexes déroulements sur la force, l’histoire, la poésie, la tradition, la spiritualité qui enracinent la puissance d’une nation. Si l’univers entier est régi par la force, comment l’homme pourrait-il s’en soustraire ? Elle constate ensuite l’incompatibilité entre religiosité et science et ramène le christianisme à « une convenance relative aux intérêts de ceux qui exploitent le peuple » où l’esprit de vérité est absent.

La philosophe écrit fiévreusement sur les voies à emprunter pour élever l’inspiration de la nation et la spiritualité de son peuple en évitant les dérives constatées dans l’histoire, dont le cas Hitler n’est pas des moindres. Nombre de sujets résonnent encore aujourd’hui d’une brulante actualité : la spiritualité des nations, la science et la religion, la dévastation générée par les conquêtes militaires… Il faut faire quelques efforts pour pénétrer la pensée de la philosophe mais ceux-ci sont très largement récompensés par l’impression d’en partager la saveur.

NB : le livre a été publié par Albert Camus.

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