Because the night…
Vingt-cinq ans après, Patti Smith est de retour à Paris en guest star de R.E.M. A 52 ans, un peu de gris hante une chevelure coiffée avec deux petites nattes de squaw. La prêtresse pré-punk des 70’s est toujours, ô combien, débordante d’énergie convulsive. Un ruban rouge à la boutonnière de sa veste symbolise son dernier combat. Elle a sans doute renoncé à changer le monde et se consacre plus modestement à la survie de ses occupants les plus vulnérables. Il est vrai qu’elle en a vécu des désillusions au cours de ce quart de siècle : drogue, suicide, révolution, dépression ont ponctué son chemin et décimé ses visions. Beaucoup sont partis (Fred Sonic Smith -son mari et professeur de clarinette-, Morisson, Hendrix, Nico…), d’autres se sont effondrés, mais le Rock’n Roll a su reconnaître les siens. Patti Smith, Lou Reed, Chrissie Hynde, toujours là, sont sortis de l’underground vers un peu de lumière et de sérénité au prix d’un zest de renoncement.
Le son est lourd, la voix véhémente atteint toujours des sommets de joie et de douleur. Lorsque le groupe entame “Because the night”, les quadra sortent les mouchoirs et essuient les larmes amères de leur révolte suicidée pendant que l’inamovible et mythique Lenny Kaye dérape sur son solo de guitare. La gorge serrée ils hurlent le refrain et se demandant encore si “the night belongs to lovers” ? eux qui se shootent le soir au Temesta pour oublier le stress de la création de valeur actionnariale. Ils ont laissé au bord du chemin les Valeurs auxquelles ils ont cru dans le sillage de la flamboyante Patti. Le set se termine par un “Rock’n Roll niger” effréné et fusionnel. Et passe dans notre mémoire l’image évanescente de la vestale éthérée tout de blanc vêtue sur les couvertures de nos vinyls “Horses”, “Wave” et “Easter”, illustrés de photos du Pape, de Rimbaud, des références à Genet et Rilke. Les plus fous se souviennent d’un concert de rêve donné dans le sordide Pantin de l’époque, le jour de Pâques 1978, pour la sortie d’Easter, la veille d’un autre set, à Charleville Mézières, au cœur de la mystique rimbaldienne. Les projecteurs s’éteignent, la poétesse anarchique qui a inspiré nos jeunes années retourne à la garde de ses enfants et à la poursuite de ses chimères. Recueillement. Fin du premier acte.
La scène se découvre à nouveau sous la lumière, magnifiquement décorée par des rideaux successifs d’objets en néon, tels des réclames lumineuses d’hôtels au bord des routes du middle west. On y trouve un assemblage hétéroclite de la symbolique R.E.M.ienne : la banane jaune de Warhol qui restera allumée tout le concert, hommage appuyé au Velvet, des “Up” sous toutes formes (titre du dernier album), des personnages grimaçants, une hélice d’ADN, un “Thank You” rose, mais aussi un missile Tomahawk noir, fuselé, sur fond de planète Terre verte, une ribambelle de bombes rouges qui tombent en clignotant, des trucs et des machins, bref, un immense capharnaüm superbement illuminé de couleurs chatoyantes et fluo pour l’arrivée du groupe américain, star officielle de la soirée.
Stipe apparaît, crâne rasé, pantalon bleu nuit et tunique jaune vif, avec une espèce de collerette flashy. Les premières notes de « Lotus » fusent et déjà Bercy est en transe. Ce hit de leur dernier disque est fortement inspiré par Brian Ferry (“Casanova”). Il entraîne la danse. Stipe annone le refrain “Bring my happy back again” et çà tombe bien, tout le monde pense la même chose après le set de Patti. Il danse avec une gestuelle saccadée et parfois hystérique, à mi chemin entre David Byrne et Peter Garrett (Midnight Oil). Puis, soudainement, il se fige en vous regardant et 14 000 fans savent à ce moment que le grand Michael Stipe les fixe en personne, et plus rien n’existe au monde, surtout pas les 13 999 autres spectateurs. Une grosse personnalité et une immense présence sur la scène de Bercy.
Se succèdent ensuite tous les classiques du groupe, anciens et nouveaux, rythmés et planants, dont “Radio Song”, “The One I love”, “So. Central rain”, “Crush with eyeliner”, “Star 69”, “Tongue”, et bien sûr un “Losing my religion” d’anthologie. Les trois compères fondateurs de R.E.M. sont renforcés sur scène par un batteur, un clavier et un guitariste. Au fil des compositions tout se petit monde échange les instruments avec plus de polyvalence que de virtuosité, mais une grande cohérence. Après un long discours introductif où se mêlent Nostradamus et Placebo, on termine sur “It’s the end of the world as we know it (and I feel fine)” dans un désordre musical calculé et un feu d’artifice de lumières stroboscopiques et hypnotiques. Emerveillement. Fin du deuxième acte.
Rappel en duo avec Patti. Michael Stipe, respectueux et attendri, prend la main de son égérie, la couvant de regards énamourés. Nos mouchoirs sont jetés depuis longtemps, on se passe les bassines. Patti est calme, souriante. On la dirait heureuse. Elle a passé le flambeau du Rock à un groupe exceptionnel. Le nihilisme en moins. Mais l’étendard de la révolte est en berne alors que chacun rentre pour une nuit réparatrice qui mènera demain la moitié de l’assemblée aux Assedic et l’autre faire avancer le monde global vers plus de productivisme. Heureusement il reste des poètes et, peut-être, après tout, “the night belongs to us”. Fin de la révolte.