De l’intelligence en Tunisie

Un texte sympathique du 16/01/2011 du professeur Haddad sur la révolutiontunisienne :

La liberté a un prix, nous sommes disposés à le payer.

Cher(s) amie(s)  

Bonjour 

Je remercie ceux d’entre vous qui m’ont envoyé des messages et qui s’inquiétaient pour moi. Je vais bien, ainsi que toute ma famille. L’important est de voir comment va la Tunisie. Je vous expose la situation et je demanderai de nous aider sur un problème crucial.

La Révolution des jasmins est une révolution qui a été initiée et conduite par les jeunes. Les forces politiques essayent de suivre ; les intellectuels, moi compris, sont abasourdis par un événement qui nous ne pouvions imaginer dans les plus beaux de nos rêves. Dans la journée, les jeunes investissent pacifiquement les faubourgs des villes et brandissent clairement et courageusement leur revendication : un changement réel et pas seulement un changement de façade. La nuit, ce sont les milices qui, profitant de couvre-feu et de la complicité des forces de l’ordre, investissent les quartiers résidentiels, terrorisent les gens, se livrent au pillage, empêchent les citoyens de dormir pour les conduire à la dépression nerveuse. Ils veulent par ce billais pousser la population à accepter les compromis douteux.

Des comités de quartiers se sont constitués partout et les citoyens assurent eux-mêmes leur sécurité. Partout, la population est à bout des nerfs, mais tout le monde est décidé à ne pas céder à ce chantage odieux. Ils nous empêchent de dormir, faisant exprès d’intervenir sporadiquement à des moments séparés de la nuit en provoquant beaucoup de tapage et en lançant les menaces : « vous avez lâché votre bon président, vous aurez affaire à nous maintenant », a martelé l’un d’eux sous ma fenêtre.

Si la journée du 14 janvier sera marquée dans les annales de la Tunisie comme étant l’une des plus belles pages de son histoire, la nuit entre le 14 et le 15 janvier a été certainement la nuit la plus cauchemardesque que les Tunisiens ont eu à vivre depuis 50 ans. Ce qui s’est passé est horrible. Les miliciens ne se sont plus contentés de brandir des menaces et de piller de l’extérieur, ils ont forcé les portes des maisons, se livrant aux pires atrocités contre de paisibles citoyens sans défense. En effet, avant de fuir lâchement le pays, Ben Ali et ses beaux-parents les Trabelsi ont légué leurs armes et leurs voitures aux plus fidèles de leurs miliciens. Les comités de quartiers se sont retrouvés soudain face à des criminels armés. Partout, on implorait l’intervention de l’armée pour mettre un terme à un pillage systématique du pays. Il faut rendre hommage à l’armée qui, vers 2 h. du matin, est parvenue plus ou moins, très lentement et avec beaucoup de difficulté, à sécuriser tant soit peu plusieurs quartiers.

Autre chose qui a attiré mon intention : ces milices se sont systématiquement attaquées aux boulangeries, aux pharmacies, aux grandes surfaces et aux petites épiceries, les pillant ou brulant. La situation était déjà difficile, puisqu’il y avait une pénurie de matière de base, il était difficile de trouver du pain, du lait ou des médicaments. Elle risque de s’aggraver après les événements d’hier. A mon avis, ils veulent brandir la menace d’une famine et embraser les quartiers populaires notamment. Car si certains citoyens avaient fait des provisions suffisantes, les gens modestes n’avaient pas les moyens de se payer de grandes courses ; il y a aussi ceux qui ne s’attendaient pas à ce que les événements prennent une telle ampleur. Des témoignages m’arrivent signalant que dans certains quartiers populaires les habitants eux-mêmes ont commencé à se livrer au vol et au pillage par nécessité. Un autre témoignage me signale que les milices ont bloqué depuis des jours le marché de gros, empêchant les commerçants de s’y approvisionner. La situation sécuritaire dissuade les camionneurs de livrer les marchandises entre les villes. Peut-être que tout cela sera résolu dans quelques heures, avec l’annonce prévue du gouvernement d’union nationale. Mais il est possible aussi que cet état dure plus longtemps ; dans ce cas, il y a une menace sérieuse sur les quartiers populaires. Je propose la solution suivante : nous devons réfléchir dès à présent à une possibilité de faire appel à des associations spécialisées dans la gestion de ce genre de crise et recevoir des aides de l’étranger, comme cela se passe lors des catastrophes naturelles. Ainsi, je demande à nos amis hors de la Tunisie de réfléchir avec nous sur d’éventuelles associations que nous pourrions contacter en cas de besoin et nous les remercions d’avance pour toute aide et suggestion sur ce thème.

Maintenant, revenons à l’aspect « politique » de la situation. La plupart des leaders de l’opposition avaient accepté la proposition de Ben Ali de rester au pouvoir jusqu’en 2014, en échange d’une promesse ferme de ne pas se représenter de nouveau à la candidature suprême et de former un gouvernement d’union nationale. La France a donné son soutien à ce scénario. C’était sans compter avec la détermination des jeunes qui se sont mobilisés toute la journée du vendredi pour revendiquer le départ de Ben Ali et le jugement de sa famille. Excédé par la situation, Ben Ali a décidé de s’enfuir, non sans avoir donné l’ordre de massacrer les jeunes qui manifestaient pacifiquement devant le ministère de l’intérieur. La suite, vous l’avez tous suivi sur toutes les chaines de télévisions du monde.

Après cet événement, il a été déclaré la vacance du pouvoir en vertu de l’article 56 de la Constitution tunisienne. Ce que nous voulons maintenant, c’est de passer à l’article 57. Ce n’est pas une question formelle, c’est tout l’enjeu du moment : L’article 56 est consacré aux cas de vacance temporaire du pouvoir. Il permet donc, du moins en théorie, le retour de Ben Ali ; il lui préserve surtout son immunité de Président de la République pour quelque temps, lui permettant ainsi de bénéficier d’un répit pour négocier un départ paisible dans ses propriétés en Argentine. En vertu de l’article 56, le Premier ministre devient Président par intérim ; or les Tunisiens craignent de tomber dans un « 7 novembre bis », c’est-à-dire de refaire ce que Ben Ali lui-même avait fait le 7 novembre 1987 : d’un intérim, il est passé à un gouvernement qui a duré 23 ans.

En revanche, l’article 57 prévoit une vacation de pouvoir définitive, le premier ministre sortant sera chargé simplement de gérer les affaires courantes en attendant la tenue des élections. La présidence par intérim sera assurée dans ce cas par le Président de l’Assemblée nationale (qui, par ailleurs, est très vieux et ne pourra pas de toute façon rester longtemps au pouvoir).

Il ne serait pas exclu que le traumatisme que les milices ont fait subir au peuple dans la nuit d’hier avait pour objectif de les dissuader de cette revendication. En tout cas, j’ai remarqué que dans les médias benalistes, les journalistes miliciens qui se sont convertis subitement en maitre de pensée révolutionnaire, ne cessaient de marteler qu’il ne s’agit là que d’un problème formel et que le plus important était de rétablir l’ordre public. Mais non, c’est très important. A la fin du règne de Bourguiba, j’ai vécu le traumatisme d’une transition agitée du pouvoir qui avait duré plusieurs années. Aujourd’hui, je vis le même cauchemar une deuxième fois. Je ne voudrais pas le revivre encore, ni le faire subir à ma fille. Il faut absolument régler les problèmes dès le départ sur des bases juridiques clairs, indépendamment des bonnes intentions que l’on pourrait prêter aux uns et autres. Ma petite fille a pleuré le premier jour au vacarme intimidant qu’elle entendait sous notre fenêtre. Par la suite, elle élevait la voix et prenait le ton d’une maîtresse d’école menaçant les miliciens de les punir ! Elle a appris rapidement à ne plus avoir peur ! C’était la première manifestation de conscience politique chez une gamine de cinq ans !

Une nouvelle génération est née en Tunisie ; elle se sent libre et audacieuse. Je salue la mémoire de tous les jeunes qui ont conduit la Révolution des jasmins. Je m’incline à la mémoire des héros qui se sont sacrifiés pour faire triompher la cause de la liberté et de la dignité, à commencer par le regretté Mohamed Bouazizi qui, sentant l’injustice atteindre le seuil de l’insupportable, s’est immolé par le feu plutôt que de faire violence à autrui. Le jeune et pauvre marchand ambulant a abattu le puissant et milliardaire dictateur. Je suis persuadé que la nouvelle génération fera mieux que nous en matière de liberté. Il faut l’écouter et être à la hauteur de ses sacrifices. L’enjeu n’est pas de se débarrasser d’un homme mais d’un système. La liberté a un prix, nous sommes disposés à le payer. Nous comptons sur l’appui de nos amis.

Professeur Mohamed Haddad

PS. Texte à diffuser à volonté.