BIZOT François, ‘Le silence du bourreau’.

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Sortie : 2011, Chez : Gallimard / Folio 5511.

En 2000 François Bizot, né en 1940, anthropologue français spécialiste du bouddhisme dans le sud-est asiatique, publie dans « Le Portail » le récit de son incarcération en 1971 durant trois mois dans une prison khmer rouge et surtout de son étrange relation avec Douch qui n’était pas encore devenu le tortionnaire du camp S21 de Phnom Penh qu’il dirigea et à la direction duquel il fut à l’origine de milliers de morts, torturés dans le plus pur style des procès staliniens des années 1930.

Arrêté en 1999 avec les principaux chefs khmers rouges, sauf Pol-Pot probablement mort dans la forêt où il se cachait, Douch va être jugé et condamné à perpétuité en 2000 et ce sera l’occasion pour Bizot de le revoir et reprendre son dialogue avec le criminel. Il sera appelé comme témoin par la cour et prononcera une déposition annexée au récit.

Dans un premier chapitre Bizot revient sur cet emprisonnement qui a marqué le reste de sa vie et bouleversé l’amour qu’il portait au Cambodge. Il aborde ensuite le parcours du tortionnaire pour lequel il a du mal à cacher sa fascination, de sa jeunesse « révolutionnaire » à son rôle de bourreau zélé du régime khmer rouge, jusqu’à son statut d’accusé puis de coupable devant un tribunal de Phnom Penh au sein duquel ont cohabités des juges locaux et internationaux.

Douch a abordé ses crimes, et leur justification idéologique, avec Bizot en 1971 avant de le libérer en application d’une décision de son organisation. Trente ans plus tard il poursuivra son dialogue avec son ancien prisonnier alors qu’il est lui-même devenu détenu, d’abord par courrier puis lors d’une visite unique avant de le retrouver face au tribunal. Il lui transmet un exemplaire du « Portail » dans sa prison suite à la lecture duquel Douch lui fera part de ses observations par écrit. Dans une glaçante indifférence avec une redoutable précision il décrit la situation politique du mouvement communiste khmer, un état-major qui préparait l’anéantissement complet du peuple exceptée son avant-garde éclairée, les exécutants comme Douch qui approuvaient et mettaient en œuvre le principe de l’oppression pour redresser les masses forcément déviantes et les gens du peuple qui étaient coupables même s’ils ne le savaient pas encore.

Douch, qui cite Alfred de Vigny et la Bible, décrit son travail d’interrogateur et de bourreau comme un travail de police nécessaire à la cause qu’il endossait à l’époque avec zèle. Il reconnait devant Bizot, et ensuite devant le tribunal, qu’il a participé à une politique criminelle, en assume l’entière responsabilité et éprouve les plus « sincères remords ». Il exprime sa culpabilité avec la même besogneuse précision que lorsqu’il expliquait sa participation consciencieuse à l’entreprise génocidaire des Khmers rouges. Dans les deux cas il le fait avec une sincérité sans doute réelle, mais sa duplicité est aussi une option possible.

Quoi qu’il en soit, par conviction ou par intérêt, Douch a été un rouage important du régime génocidaire khmer dont il a appliqué strictement l’idéologie et les méthodes. C’est l’effroyable mécanique de la terreur communiste qui non seulement terrorise mais veut le faire une fois les « aveux de culpabilité » reconnus, déposés et signés par les « coupables ». C’est le récit d’Artur London, « L’Aveu », transposé dans la jungle cambodgienne : tout citoyen est un espion qui doit avouer avant d’être exécuté. Dans son procès Douch admettra que « ces confessions ne reflétaient pas la réalité » mais que son « travail » consistait à les obtenir, alors, bon soldat, il faisait le travail demandé avec conscience professionnelle au cœur de la bureaucratie génocidaire.

Lors du jeu des questions-réponses qui suivent sa déposition, Bizot est interrogé sur ses différents écrits et déclarations dans lesquels il a révélé que derrière le masque du monstre il fallait aussi réussir à réhabiliter l’humanité qui l’habite » :

« …si nous considérons qu’il [Douch] est un homme avec les mêmes capacités que nous-mêmes, nous sommes effrayés, au-delà de cette espèce de ségrégation qu’il faudrait faire entre les uns qui seraient capables de tuer et puis nous qui n’en sommes pas capables. Je crains malheureusement qu’on ait une compréhension plus effrayante du bourreau, quand on prend sa mesure humaine. »

Et là est l’insondable vertige de François Bizot face à ce bourreau à qui il doit sa libération, et sans doute la vie. Ce livre est incomparablement plus méditatif que le précédent remontant jusqu’à certains évènements vécus personnellement par l’auteur à son retour de la guerre d’Algérie à laquelle il participa. Anthropologue passionné il pensait pouvoir enfin se consacrer à ses recherches un peu mystiques sur Angkor mais il fut emporté dans la tempête qui saisit l’ex-Indochine à partir des années 1970. Il devint le jouet d’un combat idéologique et géopolitique qui le dépassait et sur lequel il tente de se retourner 40 ans plus tard sans être bien sûr de savoir en rassembler les fils. La seule chose certaine est que l’homme est capable du mal absolu avec une indestructible certitude de bien faire.

Condamné à la prison à perpétuité, Douch meurt en septembre 2020 à l’hôpital de « l’amitié khmère-soviétique » à 77 ans.

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