GARY Romain, ‘Les racines du ciel’.

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Sortie : 1956, Chez : Editions Gallimard.

Il s’agit du grand roman d’un auteur magnifique : Romain Gary (1914-1980) émigré russe à la personnalité flamboyante, naturalisé français en 1935, aviateur (observateur-mitrailleur sur bombardier) durant la seconde guerre mondiale, rallié au Gn de Gaulle parmi les premiers, fait compagnon de la libération, écrivain prodigue (anglophone et francophone) qui réussira à obtenir deux fois le prix Goncourt, dont une sous le pseudonyme d’Emile Ajar, diplomate français à Los Angeles, époux de Jean Seberg étoile de la Nouvelle Vague cinématographique (elle est l’héroïne du film « A bout de souffle » de Godard), fils chéri d’une mère à qui il dédiera l’une des plus belles œuvres hommage à une mère, « La promesse de l’aube », mais un homme avec sa part d’ombre qui mit fin à ses jours en 1980, moins d’un an après le suicide de Jean Seberg dont il était resté très proche malgré leur divorce. Bref, un homme aux multiples vies qui reste le héros des boomers n’ayant pas osé se rebeller ni su écrire…

Romain Gary

Ce roman écrit en 1956 parle de l’Afrique et de la défense de la nature, celles des éléphants, plus précisément. Dans une courte préface Gary laisse à l’imagination du lecteur le soin de déterminer si les éléphants sont une allégorie de la liberté et de la tolérance ou plus simplement la cause animalière qu’il veut défendre. Qu’importe, chacun y trouvera ce qu’il cherche à travers les aventures extraordinaires de personnages typiques de ceux que l’on rencontrait encore avant les indépendances : Africains révolutionnaires, tribus ancestrales, corses mafieux, affairistes chasseurs de grand gibier, religieux prosélytes, trafiquants de tous ordres, administrateurs coloniaux et quelques originaux sans doute incapables de vivre dans leurs continents d’origine comme Morel, le héros de ce livre.

Morel s’est mis en tête de mettre fin aux chasses-massacres des troupeaux d’éléphants par des blancs venus se « détendre » et, au passage, s’enrichir du commerce de l’ivoire. L’administration coloniale le soupçonne d’utiliser la cause de la défense de ces animaux pour couvrir un combat politique en faveur des indépendances africaines. Nous sommes en 1956 et les revendications commencent à poindre. Avec la tranquille assurance de celui qui a connu les camps de travail allemands pendant la guerre de 1939/1945, Morel est passé à la clandestinité. Pour la cause il va administrer quelques leçons aux coloniaux-chasseurs et arrivera même à en convaincre certains ce qui lui permet de passer au travers des mailles du filet tendu par le gouverneur de l’Afrique équatoriale française. Son charisme et son combat séduisent, son désintéressement laisse incrédules nombre des acteurs de cette époque qui s’essoufflent à le poursuivre pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Parmi ceux-ci, Minna, une jeune allemande, rescapée de Berlin après la reddition de la ville en 1945, prostituée par son oncle dans la cité dévastée, amoureuse d’un officier soviétique qui sera exécuté par la police politique stalinienne : elle rejoint l’Afrique pour oublier et se joint au combat de Morel comme rédemption des crimes allemands. Elle le suivra presque jusqu’au bout de ses forces physiques.

« Là où il y a les éléphants, il y a la liberté… » clame Morel pour faire valoir la légitimité de son combat face aux mirages évoqués par les coloniaux, les anticoloniaux, les administrateurs, les rêveurs, les affairistes et les trafiquants. Et il se retrouve sur ce terrain avec les tribus qui fondent l’Afrique profonde, mangent de l’éléphant pour se nourrir et ne savent même pas ce qu’est l’indépendance.

Waïtari, l’ancien député français (l’Union française instaurait « l’égalité » entre les citoyens des colonies et ceux de la métropole, et donc l’accès des « indigènes » aux postes de responsabilité politique à Paris) revenu sur son continent pour y mener le combat de l’indépendance, pétri de sa vision marxiste de l’Histoire qui le fait se heurter à l’inertie des peuples primitifs de son pays qui ne comprennent pas le concept du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Fields, le photographe américain, façon Denis Hopper dans « Apocalypse Now », qui suit Morel et ses éléphants avec fascination dans l’attente de la photo ultime de son héros après celles qu’il prit en rafales des éléphants dont Waïtari lança le massacre à grande échelle dans le Kiru pour délégitimer Morel et financer sa « révolution » avec la vente de l’ivoire.

Forsythe, l’ancien militaire américain de la guerre de Corée, prisonnier manipulé par les communistes nord-coréens et considéré comme un traître dans son pays, en exil au Tchad, amateur d’Afrique et de la dive bouteille.

Gary construit son récit autour de tous ces incroyables personnages et sa connaissance de l’Afrique acquise au cours de son séjour sur ce continent durant la seconde guerre mondiale comme il le raconte dans « La promesse de l’aube » paru en 1960. Après être affecté à Bangui en avril 1941 où il croisera le Gn de Gaulle venu visiter les colonies africaines qui avaient fait allégeance au chef de la France libre, il ira à Khartoum (Soudan) puis Fort-Lamy (Tchad), les trois pays d’Afrique centrale où se déroule le roman.

Au-delà de l’aspect écologique du livre, Gary utilise ici le pouvoir de la fiction pour donner sa vision politique d’une Afrique qui s’achemine vers la période troublée des indépendances. Avec une grande finesse d’analyse il détaille toutes les contradictions qui s’emparent alors de cette Afrique colonisée tiraillée entre les idéologies actives de la guerre froide, totalitarisme et libéralisme, le mouvement naissant des « non-alignés », la défaite française en Indochine, la guerre naissante en Algérie, et les tribus locales baladées au gré des intérêts des uns et des autres. Il place dans les mots de ses personnages les positions défendues à l’époque sur le sujet colonial tout en anticipant que ce système est moribond.

Et il le fait à travers des scènes hallucinantes comme celle de la grande fuite de Morel et de sa bande, à cheval, à travers la brousse ravagée par la sécheresse, à la poursuite des éléphants venus se désaltérer dans le dernier lac où subsiste encore un peu d’eau. Celle aussi du massacre de ces éléphants autour du lac, déclenché par Waïtari pour des motifs idéologiques. La fin du roman laisse Morel partir vers son destin et poursuivre son combat, sans doute au Soudan, une croix de Lorraine accrochée autour du cou. Certains chapitres au milieu de l’œuvre ont fait allusion au procès qui s’est ensuite tenu en présence de ses compagnons mais sans que Morel eut été attrapé. On dirait que les peines n’ont finalement pas été trop sévères à l’encontre de ces révolutionnaires romantiques œuvrant au cœur de l’Afrique équatoriale française alors que le crépuscule est en train de tomber sur les empires coloniaux.

Quelle roman ! Quelle puissance évocatrice, de la nature, des idées et des sentiments ! Quel auteur mythique que ce Romain Gary dont le nom russe véritable est Roman Kacew : « Gary » signifie « brûle ! » (à la 2e personne du singulier à l’impératif) en russe. Romain Gary, un véritable héros.