Une après-midi à la cour d’assises

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Riss (Charlie-Hebdo 01/06/2016)

Le procès de cour d’assises contre les accusés des attentats religieux de Paris du 13/11/2015 se tient au palais de justice de l’Ile de la Cité depuis plusieurs mois et en principe jusqu’au mois de juin 2022. Il est ouvert aux citoyens qui peuvent suivre les débats en vidéo depuis une petite salle d’audience dans les sous-sols de ce palais tentaculaire, prévue pour une cinquantaine de personnes. Le palais de justice est cerné par des barrières et des forces de sécurité lourdement armées, l’entrée des visiteurs et auditeurs est contrôlée mais libre. Dans la salle vidéo ouverte au public, des gendarmes armés patrouillent pour rappeler poliment à l’ordre les contrevenants qu’il est interdit de filmer, d’enregistrer ou de photographier les débats. La justice doit rester sereine et équitable, le procès quant à lui est officiellement filmé compte tenu de sa spécificité comme l’ont été ceux du nazi Klaus Barbie ou des attentats contre Charlie-Hebdo et l’Hyper-casher de janvier 2015.

Ce 25 janvier après-midi est consacré à l’interrogatoire du pakistanais Muhammad Usman qui faisait partie de la « sélection » faite en Syrie de quatre religieux envoyés en France pour participer aux attentats du 13 novembre : deux iraquiens qui se feront exploser au Stade de France, Adel Haddadi, algérien qui a refusé de comparaître à l’audience d’aujourd’hui et M. Usman présent dans sa cage de verre devant la cour. Le crâne glabre, la barbe en partie couverte par le masque sanitaire, la cicatrice au front, caractéristique des musulmans qui se prosternent à terre depuis des années pour prier, il est habillé à l’européenne et est aidé par une traductrice mais répond parfois en français aux questions de la cour.

La séance s’ouvre sur la contestation du versement récent au dossier de pièces à charge de l’accusé, établissant sa participation à la guerre djihadiste en Syrie, dont une vidéo fournie par les services de renseignement américains où l’on voit l’accusé porteur d’une « arme longue », quelques autres « preuves de guerre » et un renseignement collecté lors de sa détention en France par le renseignement pénitentiaire. Les avocats de la défense, et même certains des parties civiles, plaident pour le rejet de ces pièces délivrées bien après la fin de l’instruction et dans des conditions qui les rendent, d’après eux, peu compatibles avec le code de procédure pénale français.

Evidemment l’avocate générale souhaite les retenir et cite les références juridiques qui les rendent acceptables. Nous parlons des zones de guerre irako-syriennes et ce n’est effectivement pas un officier de police judiciaire placé sous l’autorité d’un juge d’instruction qui a récupéré ces preuves à Raqqa, mais des soldats sous la mitraille. Ce n’est pas tout à fait pareil L’avocate générale explique également l’existence de cette vaste base de données destinée à centraliser les preuves de guerre récupérée sur le terrain afin de documenter ce qui s’y passe et de poursuivre les coupables le moment venu. D’origine américaine, cette base est accessible à une vingtaine de pays qui peuvent y piocher de la documentation nécessaire à leurs actions judiciaires. On ne condamne pas un accusé sur base de ces documents mais ils peuvent aider à comprendre. La cour se retire ensuite plus d’une heure pour statuer sur la recevabilité de ces pièces, qu’elle approuvera. L’accusation prend acte de la décision en précisant qu’en conséquence l’accusé ne répondra à aucune question concernant ces pièces.

Le groupe Etat islamique se voulait un proto-Etat et a documenté son action de façon assez précise. Il a été retrouvé des feuilles d’enrôlement du personnel, de multiples vidéos d’exactions commises par ses membres et permettant ainsi de les identifier, des millions de messages sur les réseaux dits « sociaux » permettant d’impliquer les auteurs et les destinataires… Un matériel d’une grande utilité pour les procès en cours dans différents pays ayant été attaqués par le groupe terroriste.

Au retour de la cour, démarre l’interrogatoire de l’accusé Usman mené par le président. Il s’agit de retracer son parcours et, surtout, de comprendre si la poursuite de sa route vers l’Europe, même après que les attentats de 13 novembre se soient déroulés, était motivée par une nouvelle mission terroriste ou pas. Ayant déjà subi 8 interrogatoires judiciaires en Autriche et en France, le président revient sur ses déclarations, souvent contradictoires, qu’il n’hésite d’ailleurs pas à contester de nouveau devant la cour. Il aurait étudié durant six ans dans une madrassa au Pakistan puis aurait été radicalisé et recruté par le groupe Etat islamique sur Internet.

­- Avez-vous étudié le Coran en langue arabe ?
– Oui, mais je ne comprenais pas tout.

Une entraide judiciaire avec le Pakistan a permis à la cour de recevoir des informations des services de renseignement locaux affirmant qu’Usman aurait fait partie d’un groupe islamiste violent pakistanais dans lequel il aurait été formé par des talibans. L’accusé conteste mais admet que son recruteur Internet l’avait persuadé que les musulmans devaient rejoindre le théâtre irako-syrien car c’est là que l’on pouvait vraiment vivre en accord avec le Coran. Pour ce faire il lui transmet des vidéos dans lesquelles on lapide les femmes adultères, on pousse les homosexuels depuis un sixième étage, on coupe les mains des voleurs…

Avez-vous été choqué par ces images ?
Non, mais à l’époque j’étais jeune. J’ai fait confiance à Abbou [le recruteur] et peut-être avait-il pris le contrôle de mon cerveau. J’étais un musulman normal, c’est lui qui m’a radicalisé.

Il prend donc la route de l’Iran, puis de la Turquie pour atteindre Raqqa en Syrie, puis Falloujah en Iraq, avant de revenir à Raqqa, passant pour ce faire dans les mains de passeurs.

Que faisiez-vous fait à Falloujah ?
On ne m’a rien donné à faire alors je restais à la maison et j’allais à la mosquée.
Pourtant vous avez déclaré que vous aviez participé à des combats !
… je ne sais pas…
Et qu’avez-vous fait à votre retour à Raqqa ?
Je n’ai rien fait non plus, et jamais combattu.
Vous voulez dire que vous avez fait tous ces voyages depuis le Pakistan, pris des risques, dépensé votre argent pour, finalement, lire le Coran dans un appartement ?
… oui, je ne sais pas…

A Raqqa les chefs du groupe Etat Islamique le sélectionne avec deux Iraquiens et un Algérien pour mener une mission en France.

Saviez-vous où était située la France ?
Non, je ne savais pas.
Saviez-vous quelle était la nature de la mission ?
Non, je ne savais rien mais je voulais juste une revanche contre la France qui bombardait des femmes et des enfants en Syrie.
Avez-vous vu des blessés par des avions français ?
Non, mais j’en ai vu sur des vidéos.

Une fois l’équipe des quatre terroristes constituée, munie de faux passeports syriens, elle part à l’été 2015 vers la Turquie pour prendre une embarcation de fortune qui la mène sur l’ile grecque de Kos. Là, les autorités douanières grecques ont identifié qu’Usman ne parlait pas arabe bien que détenteur d’un [faux] passeport syrien et ne l’ont pas autorisé à poursuivre sa route. Son collègue algérien est également bloqué pendant que les deux Iraquiens peuvent continuer. Ils se feront exploser le 13 novembre au Stade de France. Sur quatre terroristes munis de faux passeports tentant de profiter des flux d’immigration vers l’Europe, deux ont été arrêtés et les deux autres ont réussi à rejoindre Paris pour participer aux attentats sanglants du 13 novembre. Ça aurait pu être pire…

Usman est retenu un mois à Kos avant de pouvoir reprendre sa route avec son comparse Algérien, ils atteignent un camp de réfugiés en Autriche quelques jours avant le 13 novembre, puis :

J’ai appris ce qui s’était passé en France et j’ai été choqué, si j’avais su j’aurais refusé de participer à la mission. Maintenant j’avais reçu des papiers autrichiens, je voulais travailler un peu pour retourner chez moi.
Mais pourtant vous aviez reçu de l’Etat islamique un téléphone et de l’argent lorsque vous étiez en Grèce pour vous permettre de continuer la mission vers la France ?
Oui mais je ne savais pas les détails. J’ai accepté lorsque j’étais en Grèce mais après avoir découvert ce qui avait été commis le 13 novembre, j’ai renoncé. Je ne savais que ce serait un aussi « grand attentat ».
Jusqu’à combien de morts auriez-vous considéré qu’il s’agissait d’un « petit attentat » auquel vous auriez pu participer ?
… je ne savais rien…

Après un mois dans un camps de réfugiés, Usman est arrêté par la police autrichienne mi-décembre 2015, son téléphone est expertisé :

On a trouvé des traces de consultation de sites pornographiques, de sourates du Coran et des communications avec le Pakistan qui ont été effacées !
Ce n’est pas moi qui ai fait ces consultations, je prêtais aussi mon téléphone pour rendre service.

Il est 20h, le président annonce une pause de 15 minutes.

Manifestement la conviction de l’accusation est que le groupe Etat islamique avait missionné M. Usman pour continuer la route vers l’Europe et être disponible pour un autre attentat qui était peut-être déjà dans les cartons à Raqqa. L’accusé s’en défend, se présentant comme un pion dans un jeu dont il ne maîtrisait aucun des fils. Le hasard, et la police grecque, ont fait qu’il n’a pas formellement participé aux attentats du 13 novembre pour lequel il était probablement programmé. Il y a des doutes, bien sûr, mais en matière d’attentats terroristes islamiques, le doute ne profite que rarement aux accusés tant les comportements de ceux-ci ont maintenant été cernés et leur obsession de destruction de la civilisation occidentale est maintenant documentée.

L’auditeur est frappé par le volume et la qualité du travail d’information qui a été mené depuis toutes ces années pour reconstituer les vies et les actions des acteurs de l’Etat islamique. Outre les opérations militaires menées par la coalition internationale dans la zone irako-syrienne pour réduire les forces islamiques, les systèmes judiciaires et les services de renseignement des pays attaqués ont œuvré avec efficacité pour comprendre et démonter cette menace religieuse et protéger ainsi leurs citoyens.

Muhammad Usman est en détention préventive depuis juillet 2016, il connaîtra sa condamnation dans quelques mois. Une procédure d’appel lui sera également offerte, comme au parquet d’ailleurs, s’il l’estime nécessaire. Il a été interrogé toute cette après-midi par un président parfois un peu goguenard face à ses multiples revirements mais toujours avec courtoisie, prenant acte de ses contradictions et de ses silences.

En parcourant vers la sortie les couloirs déserts du palais de justice en ce début de soirée, le citoyen auditeur se sent rassuré de vivre dans un pays capable d’abolir la peine de mort et de déployer de tels efforts judiciaires (financés par les contribuables) pour rendre la justice « au nom du peuple français », même face à la barbarie la plus extrême, et il médite cette maxime dont il n’arrive plus à se remémorer qui l’a prononcée ni à quelle occasion :

Les crimes les plus extraordinaires doivent être jugés par la justice la plus ordinaire.