C’est un documentaire émouvant de Laura Poitras qui sort en salle cette semaine, centré sur la photographe Nan Goldin. On y retrouve les combats de sa vie, dont le dernier via l’association P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) créée pour ce faire, contre la famille Sackler, dont l’entreprise pharmaceutique Purdue Pharma produisait et diffusait l’OxyContin, un anti-douleur addictif participant à la « crise des opioïdes » qui continue de faire des dizaines de milliers de morts chaque année aux Etats-Unis.
Née en 1953 à Washington, Nan Goldin est une rebelle qui s’est engagée dans toutes les luttes de sa génération, à titre personnel et à travers son œuvre. Elle a commencé par vivre les affres d’une famille psychorigide et bien-pensante dont la mère fut victime d’agressions sexuelles dans sa jeunesse de la part d’un membre de sa famille et qui fut terrorisée à la puberté de sa fille aînée, qui affichait des tendances lesbiennes, qu’elle ne subisse le même sort. Elle la plaça dans une espèce d’institution-orphelinat ce qui la mena à se suicider après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Bien sûr, on ne parle de rien dans la famille et on laisse les non-dits dévaster l’atmosphère.
Nan s’inscrit à une école de photographie à 15 ans et va plonger dans le monde underground. Elle se déclare bisexuelle, vit de près l’épidémie du Sida durant laquelle elle voit disparaître ses amis les uns après les autres, travaille dans un bordel (pour se payer des pellicules), s’installe dans un squat du Bowery à New York où la drogue et le sexe sont consommés à profusion sur une bande son de Klaus Nomi et du Velvet Underground. Bref, toute une époque d’excès et de carnage qui a vu l’émergence d’un courant artistique de choix dans la musique, la photographie, le graffiti, la poésie.
Nan Goldin photographie en permanence les gens et les lieux de cette époque un peu morbide mais si bouillonnante. Ses clichés sont toujours en intérieur, sous des lumières violentes, dans un assemblage de couleurs percutantes, et qui ne cachent pas la misère matérielle de cet environnement créatif. Les photographies de l’agonie des malades du Sida sont plus souvent en noir-et-blanc et particulièrement douloureuses.
Goldin est une rescapée de ce temps qui va encore affronter un nouveau défi dans les années 2010, celui de se désintoxiquer de l’OxyContin qui lui a été prescrit après une tendinite. Elle réussit et initie un combat contre le fabricant de ce produit, la famille Sackler. Avec ses camarades au sein de P.A.I.N. elle arrive à faire arrêter le « sponsoring » et le « naming » que cette famille pratiquait à grande échelle dans les plus grands musées du monde, où parfois Nan Golding, devenue une photographe célèbre, faisait aussi partie des collections permanentes. Le groupe de militants réussit à mettre fin à cette sorte de « art-washing » puis à pousser les Sackler à mettre leur firme Purdue Pharma en faillite (ce qu’ils firent après en avoir extrait toute la valeur: plus de 10 milliards de dollars), pour éviter les poursuites judiciaires et leur corolaire, l’indemnisation des victimes.
Une transaction est conclue avec les Sackler dans laquelle la famille accepte de payer plus de 4 milliards de dollars contre son immunité et celle de ses descendants. Nan Goldin et les siens parviennent à imposer aussi dans l’accord que les Sackler assistent par vidéo à l’audition des témoins, la plupart victimes, ou parents de celles-ci lorsqu’elles sont décédées. Ils sont trois Sackler, une femme et un homme en vidéo, le troisième refusant la vidéo mais acceptant le son, et on assiste à une stupéfiante séquence où ils écoutent, impassibles, le défilé des témoins racontant l’horreur de cette drogue pharmaceutique si fortement addictive. Ils ne prononcent pas un mot, le deal stipulait juste qu’ils devaient écouter et voir les témoins. Ce fut fait.
Le film est monté à base des photos de Nan pour le passé et de vidéos sur ses combats actuels. Il est commenté en off par la photographe qui déroule d’une voix blasée et un peu triste toutes les étapes de cette époque qui furent aussi celles de sa vie. La joie revient seulement lorsqu’elle raconte les victoires contre les Sackler.
La fin du documentaire est bouleversante : Nan filme ses parents devenus âgés, qu’elle pousse à danser dans le salon avant de revenir sur le traumatisme fondateur du suicide de sa sœur Barbara. C’est alors qu’ils laissent transparaître leur peine au rappel de cette absence. La mère se lève pour retrouver la citation de Conrad recopiée par Barbara avant son suicide, où il est question de beauté du monde et de sang versé, extraite, bien sûr, du roman Au cœur des ténèbres… Cette épitaphe de la vie de Barbara pourrait aussi devenir celle de l’œuvre de Nan Goldin.
C’est une drôle de chose que la vie, ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile.
Joseph Conrad (Au coeur des ténèbres)
Le plus qu’on puisse en espérer, c’est quelque connaissance de soi-même -qui vient trop tard- une moisson de regrets inextinguibles.
Un magnifique documentaire qui mérite amplement son Lion d’or décerné en 2022 à la Mostra de Venise !