« Duo à quatre mains : Anne Queffélec (piano) – Gaspard Dehaene (piano) » au festival de musique de chambre de Perros-Guirec

Anne Queffélec (née en 1948) ouvre ce dernier concert du festival 2023 par un hommage à la pianiste Catherine Collard (1947-1993) qui a été directrice de ce festival breton et, surtout, interprète majeur de Schumann, Debussy, notamment. C’est le trentième anniversaire de son décès. Elle joua souvent avec Anne Queffélec et à la tendresse exprimée par cette dernière au souvenir de son amie, on comprend l’affection profonde qui gouverna leur relation musicale et personnelle. Emportée brusquement par un cancer à 46 ans elle a dédié sa vie à la musique et, lorsque sa carrière connut un creux, elle se dévoua à partager sa passion avec les élèves des conservatoires et les spectateurs des festivals qu’elle organisait. Elle était la marraine de Gaspard Deheane, le fils aîné d’Anne Queffélec, né en 1987, qui partage la scène ce soir avec sa mère.

Le concert commence avec une sonate de Haydn (1732-1809) jouée par Anne qui enchaîne sur la sonate « Au clair de lune » de Beethoven (1770-1827). Le second fut l’élève du premier, peu de temps, mais suffisamment pour que Haydn identifie son génie. La pianiste nous explique que Haydn était un homme robuste et joyeux, qui vécut très longtemps pour son époque quand Beethoven fut une personnalité torturée ayant affronté de longues périodes de dépression, dues notamment à sa surdité qui va progressivement devenir totale et le couper du monde.

Il exprima ce désespoir à ses deux frères dans une lettre qu’il ne leur envoya finalement jamais et qui fut retrouvée après sa mort : le « Testament de Heiligenstadt » dont un extrait nous est lu ce soir :

Finalement condamné à la perspective d’un mal durable (dont la guérison peut durer des années ou même être tout à fait impossible), alors que j’étais né avec un tempérament fougueux, plein de vie, prédisposé même aux distractions offertes par la société, j’ai dû tôt m’isoler, mener ma vie dans la solitude, et si j’essayais bien parfois de mettre tout cela de côté, oh ! comme alors j’étais ramené durement à la triste expérience renouvelée de mon ouïe défaillante, et certes je ne pouvais me résigner à dire aux hommes : parlez plus fort, criez, car je suis sourd, ah ! comment aurait-il été possible que j’avoue alors la faiblesse d’un sens qui, chez moi, devait être poussé jusqu’à un degré de perfection plus grand que chez tous les autres, un sens que je possédais autrefois dans sa plus grande perfection, dans une perfection que certainement peu de mon espèce ont jamais connue – oh ! je ne le peux toujours pas, pardonnez-moi, si vous me voyez battre en retraite là-même où j’aurais bien aimé me joindre à vous.

Victor Hugo parlait de lui comme « ce sourd qui entendait l’infini ! ».

Cette différence de personnalité se sent parfaitement dans les variations de leurs deux sonates. Le déroulement mélancolique du premier mouvement de celle de Beethoven nous plonge effectivement dans les tréfonds de l’âme sombre de ce compositeur d’exception : simplicité des notes et lente progression vers l’abime. C’est un trésor ! Le troisième mouvement très enlevé marque comme une réaction contre la tristesse, Beethoven se révoltant contre sa maladie ? Il est joué de main de maître par Mme. Queffélec.

Gaspard succède à sa mère sur le Steinway pour interpréter un autre trésor de délicatesse et d’à-propos avec « Clair de lune » de Debussy (1862-1918). Il accompagne notre méditation dans la pure beauté de cette musique pendant que le soleil se couche sur la mer derrière la baie vitrée où est placé le piano. Un instant d’absolu.

Suivent les Fantasiestückes de Robert Schumann (1810-1856). Encore une histoire douloureuse : Robert est empêché de se marier avec Clara Wicks (1819-1896) par les parents de celle-ci. Alors ils échangent des lettres journalières et, surtout, Robert compose pour Clara qui fut une pianiste exceptionnelle. Ces morceaux ont été écrits à cette époque de frustration mais la musique est allante, comme pour transcender ce sentiment négatif. Il y a de l’espoir dans les rythmes. Les deux musiciens finirent par se marier en 1840 avant que Schumann ne sombre dans la folie dix années plus tard et meurt dans un asile en 1856. Plus tard, Brahms (1833-1897), inspiré par Clara écrira son Concerto pour piano n°1.

La mère et son fils interprètent ensuite Schubert (1797-1828) à quatre mains après qu’Anne nous eut expliqué que « jouer à 4 mains ce n’est pas 2 fois plus facile, au contraire ! ». Encore un génie emporté dans la fleur de l’âge après avoir eu le temps de composer une œuvre magistrale, peu reconnue de son vivant. Anne et Gaspard échangent leur position entre le Rondo et la Fantaisie et nous offrent l’émouvant spectacle de la transmission du talent de la plus ancienne au plus jeune, tous deux réunis sur cette musique et leur amour familial. Œdipe doit voler au milieu des notes mais qu’importe, il est écrasé par Schubert.

Le rappel est « un retour aux sources » comme l’introduit Gaspard : une cantate de Bach transcrite pour piano à quatre mains.

Anne Queffélec reprend alors le micro pour remercier les spectateurs de participer par leur présence et leur enthousiasme à faire vivre la musique qui reste aussi le meilleur moyen de communiquer avec ceux qu’on aime, même quand ils nous ont quittés.

Ces deux interprètes remarquables nous ont emmené bien loin dans ce romantisme du XIXème siècle : douleur et génie pour un monde géants.

Lire aussi