Sortie : 1866, Chez : Gallimard – Folio classique n°1197.
C’est le roman superbe que Victor Hugo (1802-1885) écrivit en 1866 après déjà 15 années d’exil, d’abord à Jersey, puis à Guernesey, où se déroule l’histoire. En opposition politique avec Napoléon III Hugo a préféré prendre de lui-même le chemin de l’étranger plutôt que d’y être expulsé par le nouveau dictateur qui a rétabli l’Empire en instaurant des méthodes peu démocratiques. Il écrit une grande partie de son œuvre au milieu de la Manche et des travailleurs de la mer qui la peuplent.
Ce roman est imprégné de l’atmosphère insulaire de ces îles anglo-normandes et des rudes conditions de vie que l’on y menait au XIXe siècle. L’intrigue tourne autour d’une histoire d’amour d’un marin solitaire, Gilliat, pour la fille d’un armateur, Déruchette, dont l’un des employés indélicat va mener volontairement son navire sur les récifs. Gilliat se conduit en héros, il sera mal récompensé.
Mais ce livre c’est surtout le style flamboyant du grand écrivain qui touche ici au sublime. En pleine maturité Hugo maitrise les mots, leur choix, leur signification, leur ordonnancement, leur tournure. Son sens de l’observation aiguë mêlé à sa capacité infinie à restituer ce qu’il voit et ce qu’il imagine grâce à sa complète domination de la langue française. On ne se lasse pas de certaines descriptions, qui durent des pages, mais atteignent une incroyable réalité avec la magie du langage. On a notamment la narration de la grotte sous-marine où Gilliat se débat pour démonter l’épave du bateau du père de Déruchette. Celle de la tempête qui retarde son retour à Saint-Pierre-Port est également transcendante.
« Le tourbillon de vent l’avait tordu, le tourbillon de mer l’avait retenu et le bâtiment ainsi pris en sens inverse par les deux mains de la tempête, s’était cassé comme une latte… La machine était sauvée ce qui ne l’empêchait pas d’être perdue. L’Océan la gardait pour la démolir. Jeu de chat.
Il [le chaos] est solide dans la banquise, liquide dans le flot, fluide dans la nuée, invisible dans le vent, impalpable dans l’effluve. »
Au sujet de de sa situation perdue sur ce rocher des Douves en pleine mer au large de Guernesey :
« C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là que le naufrage.
Se faire servir par l’obstacle est un grand pas vers le triomphe. Le vent était l’ennemi de Gilliat, Gilliat entreprit d’en faire son valet.
D’où viennent-ils [les vents du large] ? De l’incommensurable. Il faut à leur envergure le diamètre du gouffre. Leurs ailes démesurées ont besoin du recul indéfini des solitudes. »
Et alors que Gilliat, malgré son héroïsme, renonce à son amour pour ne pas empêcher le bonheur de Déruchette avec l’autre :
« Le désespoir, c’est presque la destitution de l’âme. Les très grands esprits seuls résistent. Et encore…
La mélancolie c’est le bonheur d’être triste. »
Hugo a la particularité de rephraser ses mots en plusieurs expressions d’un sens légèrement différent, mais toujours dans la même direction, dans une même phrase, comme pour insister et marquer ce qu’il veut dire. C’en est presque poétique. Après la mort de sa mère Gilliat médite :
« Cette mort fut pour le survivant un accablement. Il était sauvage, il devint farouche. Le désert s’acheva autour de lui. Ce n’était que l’isolement, ce fut le vide. »
Victor Hugo a manifestement documenté très richement son roman par ses pérégrinations des années durant sur l’ile de Guernesey. Sa fréquentation des « travailleurs de la mer » lui donna aussi une précision d’architecte naval dans l’écriture de toutes les scènes marines. Il mit toutes ces connaissances ensemble, doublées du romantisme de son époque pour écrire un merveilleux roman. Il était vraiment un magicien des mots. Quel talent !