Pierre Soulages (1919-2022), peintre français, est l’un des rares artistes pour qui un musée fut érigé de son vivant, à Rodez, sa ville natale. D’allure moderne, ce musée inauguré en 2014 est composé de bâtiments cubiques construits en acier « Corten », de couleur rouge-rouille, imbriqués les uns dans les autres face au majestueux paysage du plateau de l’Aubrac. L’entrée se fait par la place du Foirail, qui tenait lieu autrefois de marché au bétail, transformée aujourd’hui en un agréable jardin public. Contrairement à la vraie matière-rouille, l’acier « Corten » n’évolue pas et reste figé comme le temps dans les toiles de Soulages. La fixation du temps, l’une des obsessions du peintre.
L’exposition permanente commence avec des photos de l’artiste prises par Claude Gassian, photographe rock qui a figé sur sa pellicule Bowie, Dylan, les Rolling Stones et bien d’autres. Les portraits de Soulages ne sont pas posés, ils le montrent le plus souvent habillé de noir, très grand, un front puissant cerné par une chevelure blanche immaculée, le teint buriné, ridé par le temps qui passe. Le personnage en impose !
La première salle est consacrée aux œuvres peintes de jeunesse, formes abstraites que l’on croirait représenter des calligraphies japonaises, mais qui n’en sont pas. Tracées à grands coups de brosse enduite de peinture noire, de larges lignes s’entrecroisent dans d’étranges messages. On y trouve aussi les « brous de noix », des toiles assez similaires dans la forme mais où la peinture est remplacée par cette mixture à base de noix, produisant une couleur brune plus ou moins claire, développant des signes cabalistiques incompréhensibles mais sensibles.
Vient ensuite une série d’eaux-fortes et de lithographies, toujours aussi abstraites, montrant le sens de l’innovation technique qui animait l’artiste. Les formes étranges de fer ou de bronze, gravées puis trempées dans l’acide qui va en violenter les formes avant d’être encrées puis pressées sont présentées à côté des estampes-eaux fortes issues de leur pressage.
La partie la plus frappante et caractéristique de l’exposition permanente est celle consacrée aux tableaux de couleur noire, dont le fruit d’une donation faite en 2023 par la veuve du peintre, les précédentes ayant eut lieu du vivant de Soulages.
J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité.
Pierre Soulages
Et l’on rentre dans le monde de ce peintre qui a travaillé cette couleur à l’infini ainsi que la matière dont il la constituait. Des tableaux grand format sont offerts aux yeux des visiteurs, souvent constitués de panneaux rectangulaires superposés, peints selon des concepts différents. Certains sont épais, construits à la spatule qui laisse des épaisseurs d’acrylique travaillées par Soulages pour leur impliquer un mouvement de rainures. Parfois des dépôts de matière ponctuent les vagues de peinture noire. D’autres panneaux, lisses, sont composés au rouleau et au pinceau ; ils sont plus reposants mais participent également au mouvement de l’ensemble. Les reflets produits par cette alternance du brillant et du mat, de l’épaisseur et de la finesse, varient au rythme de la lumière du jour ou de celle des projecteurs, la contemplation des œuvres n’est pas la même selon l’heure à laquelle on s’y consacre ou la position du regardeur par rapport à la toile, parfois le noir paraît blanc.
On est entré dans l’espace de « l’outrenoir » cher à Soulages où se mêle le temps et la matière.
Le temps est piégé par l’espace de la toile et tous deux sont là immobiles.
Pierre Soulages
Dans une vidéo disponible dans la salle il répond à une interview de son amie Agnès Varda qui propose d’assimiler « l’outrenoir » à l’outre-tombe ; en souriant il préfère une référence à l’outremer ou l’outre-Atlantique.
On y voit aussi l’artiste sur la terrasse de sa villa dans les collines de Sète, face à l’immensité bleue de la Méditerranée. Après avoir acheté ce terrain où il fit construire sa maison-atelier il dira « j’ai acquis un horizon » et c’est sans doute aussi ce bleu sans faille qui lui inspira le noir torturé qui est devenu sa marque. En revanche, son atelier est installé au rez-de-chaussée d’où il ne voit pas directement la mer qui est cachée par les pins. C’est depuis la terrasse à l’étage qu’il peut laisser son regard divaguer dans la perfection de l’horizon avant de descendre d’un étage et le traduire dans ses toiles.
Une salle entière est consacrée aux vitraux de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques (à quelques kilomètres de Rodez) dont un guide enthousiaste présente les reproductions, les photos et les similitudes avec les toiles. Soulages y a vécu une illumination mystique à l’âge de 12 ans et il sera chargé par l’Etat de concevoir le remplacement des vitraux dans les années 1980. Il travaille intensément avec des chercheurs verriers pour concevoir un verre translucide qui laisse enfin entrer la lumière à l’intérieur du bâtiment pour en révéler la magnificence. Il fera réaliser 800 essais de verres différents avant d’arrêter son choix. Comme dans « l’outrenoir » la couleur du verre translucide évolue avec l’heure du jour illuminant l’architecture intérieure et présentant un léger aspect bleuté lorsqu’on observe les vitraux de l’extérieur. Ceux-ci sont parcourus de lignes noires, similaires à la trace des traits de plomb qui séparent et lient les panneaux de verre des vitraux. Elles marquent mouvements et ruptures sans masquer la lumière. Le résultat est probant, le projet aura duré sept ans !
C’est la journée du patrimoine alors l’entrée est gratuite. On en profite pour s’offrir un déjeuner entre bons amis au « Café Bras », intégré dans le musée, succursale lowcost du « Restaurant Bras » du Suquet, la fierté étoilée de l’Aveyron. Un régal ! Après ces agapes la majestueuse cathédrale Notre Dame de Rodez ouvre ses portes pour un instant bienvenu de recueillement face à la beauté des choses.