MORIN Edgar, ‘Journal de Californie’.

Sortie : 1970, Chez : Editions du Seuil.

Edgar Morin, philosophe-sociologue-anthropologue, né en 1921, est parti s’installer en Californie à San Diego à l’été 1969 pour mener des recherches au Salk Institute sur les liens entre sociologie et biologie. Il tient le journal de son séjour qui sera publié un an plus tard.

L’auteur nous fait partager sa fascination pour la Californie et ses (jeunes) habitants qui sont en pleine remise en cause de leurs certitudes ébranlées par les protestations contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques, l’échec déjà perceptible de l’idéologie marxiste-léniniste à laquelle ils ont cru, l’émergence de la violence des « Black Panthers », des « Hell’s Angels, mais aussi de l’écologie, et la dévastation des âmes et des corps que provoquent les drogues largement consommées dans cet Etat à cette époque. Même la fille de Staline, Svetlana Allilouïeva, a fui l’URSS et son tyran de père pour venir s’installer en 1969 aux… Etats-Unis. C’est le temps des désillusions.

Le mode de vie communautaire qui tente de survivre intéresse Morin au plus au point et on le sent attiré par la culture underground qui s’y pratique encore dans une ambiance « peace & love » qui vit ses derniers instants. Les concerts de Janis Joplin auxquels assiste l’auteur sont pleins mais l’artiste meurt d’une overdose d’héroïne en octobre de cette année 1970, deux semaines après Jimi Hendrix… C’est le symbole de cette Californie si intensément productive (artistiquement, scientifiquement, humainement) mais aussi tellement mortifère à cette époque de tous ses renoncements.

Morin croise ces communautés sans véritablement les intégrer, il a 50 ans à l’époque. Alors il les fréquente, les étudie sociologiquement, fume des joints avec les jeunes lors de soirées festives sur les plages du Pacifique, mais rentre dans sa confortable villa le soir. Son temps est un peu passé, sa génération est aussi compromise dans les effondrements idéologiques de l’époque. Il regrette, culpabilise, mais reste fasciné par cette jeunesse fondamentalement déçue tout en restant inventive.

Malgré le désenchantement ambiant ses recherches scientifiques en Californie le plongent dans un état extatique. Il relate des bribes de conversation avec les intellectuels de l’époque qui fréquentent la Californie : Jacques Monod, Herbert Marcuse, Alain Tourraine, Jonas Salk (l’inventeur du vaccin contre la polio qui dirige l’institut accueillant Morin pour son séjour californien)… Les théories sont complexes pour le lecteur non-averti, mêlant l’hérédité, la génétique et l’héritage culturel pour tenter de définir l’humain, analysant si l’intelligence peut dépendre de déterminations culturelles ou génétiques, voire les deux. Il mêle la chimie avec la biologie pour aboutir aux idéologies, l’indétermination et le pouvoir créateur… On n’est pas sûr de tout comprendre de ses pensées fulgurantes mais on sait que cette intelligentsia post-hippie a participé à l’élaboration de la révolution biologique en cours aujourd’hui.

La clé de la vie : cette unité duelle entre le présent et le devenir, cette double temporalité fondée sur la dualité génotype-phénotype.

Edgar Morin – entretiens avec Salk (Journal de Californie)

Edgar Morin a participé à cette révolution culturelle californienne d’un nouveau genre, avec tous ses excès dont le monde occidental affronte aujourd’hui les retours de flamme pas toujours très positifs, jusqu’à reprendre l’objectif « d’abolir la mort ». Mais n’est-ce pas ainsi que progresse la pensée, même lorsqu’elle relève des sciences dites « humaines » ?

La nouvelle relation individu/société/espèces, qui caractérise l’homme, va appeler le contrôle et l’exploitation (par l’individu et/ou la société) des puissances biologiques auto-régénératrices inhibées sous une répression spécifique de dix à vingt millions de siècles. L’humanité va poursuivre son évolution historique en faisant évoluer par la science son propre système biologique.

La tragédie de l’organisation, c’est l’antagonisme entre la répression et la créativité qui lui sont l’une et l’autre nécessaires. La répression frappe toujours en aveugle la créativité. La créativité totalement libérée détruirait l’organisation.

Edgar Morin (Journal de Californie)

C’est un plaisir de lire ce journal foisonnant tant on y ressent l’enthousiasme et la vitalité de cette vie intellectuelle à laquelle participa Edgar Morin. On se rêve dans « Easy Rider » et on suppose qu’avec de tels penseurs la fin sera plus heureuse que dans le film. Aujourd’hui il a 103 ans et s’est retiré de la vie publique mais il publie encore. La Californie reste une terre de contraste où l’avant-garde de mêle à « l’underground » mais gageons que « le meilleur » l’emportera sur « le pire ».