François de Closet bouge encore

Un intéressant article de François de Closet dans le Figaro Magazine sur l’addiction de la France au déficit. L’homme a fait son fonds de commerce depuis plusieurs décennies sur les excès franchouillards ; je me souviens de l’un de ses premiers ouvrages Toujours Plus paru en 1982 et détaillant les dérives du corporatisme hexagonal. Les choses n’ont pas suffisamment changé. L’article d’aujourd’hui est frappé au coin du bon sens et devrait fonder les programmes économiques de nos candidats à l’élection présidentielle :

« Cessons de nous comporter comme des autruches ! « 

FRANÇOIS DE CLOSETS Publié le 06/01/2012 à 13:58

Les Français ne savent plus où ils en sont et, plus grave encore, ils ne savent plus où ils vont. L’incertitude face à l’avenir est leur seule certitude. 60 % d’entre eux craignent de devenir un jour SDF! Prisonniers d’un piège diabolique qui ruine un pays de cocagne, ils s’indignent, en attendant de se révolter. Autant maudire le volcan qui gronde à la veille de l’éruption… Mieux vaut chercher dans notre propre comportement la cause et, pourquoi pas, la solution de nos maux.

Le Français est une étrange chimère : il marie le coq glorieux à l’autruche apeurée, le premier s’imagine que tout lui est dû, la seconde fuit la réalité dans le sable de ses illusions. Ce «coqtruche» serait une espèce non viable s’il n’entretenait un troupeau de boucs émissaires qu’il charge de tous ses péchés et qui l’exonère de toute responsabilité. Cette trilogie du coq, de l’autruche et du bouc émissaire, je ne l’ai pas inventée. Elle apparut en 1979 sur la couverture d’un essai * que mon maître Alfred Sauvy consacrait à la France. Je ne l’ai jamais oubliée. Tantôt présomptueux, tantôt défaitistes, mais jamais pragmatiques, nous sommes foncièrement irréalistes. Et la situation dramatique de notre pays traduit d’abord le basculement d’un irréalisme dynamique et constructeur à un irréalisme passif et défaitiste.

Le bon usage de notre tempérament national, de Gaulle l’avait trouvé en 1958. La IVe République n’avait pas moins succombé à la crise algérienne qu’à la crise budgétaire. Les faits ne laissaient aucune marge de manœuvre, il fallait en finir avec notre rêve colonial et remettre en état nos finances. Amputation et austérité, le sinistre programme ! Pour le vendre, le Général choisit d’exalter la grandeur et l’indépendance de la nation. Il fit rêver les Français, mais, dans le même temps, il imposa un redressement financier d’une telle rigueur, augmentations des impôts en rafales, coupes des dépenses à la tronçonneuse, qu’il effraya le ministre des Finances, un certain Antoine Pinay. Comble d’irréalisme d’un côté, comble de réalisme de l’autre, c’est ainsi que de Gaulle relança la France dans les Trente Glorieuses, une France dont les budgets devinrent excédentaires et qui paya toutes ses dettes.Le 14 février 2003, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, trouve des accents gaulliens pour s’opposer à l’intervention américaine en Irak. Mais le même jour, le ministre des Finances, Francis Mer, se rend à Bruxelles afin d’expliquer à la Commission européenne que, pour la trentième année consécutive, la France sera incapable de ramener ses finances à l’équilibre. D’une époque à l’autre, l’irréalisme français a changé. Il ne repose plus sur la réalité, mais sur le déni de réalité. Le coq gaulois n’est plus que le « coqtruche » face à l’échéance. Au moindre faux pas, nous pouvons être entraînés dans la spirale du surendettement : hausse des taux, cessation de paiement, mise sous tutelle, explosion sociale. Un comble de malheur pour une simple affaire de gros sous, comment est-ce possible ?

Pour le comprendre, il faut réhabiliter une discipline ingrate et négligée depuis des décennies : la comptabilité. Elle vit le nez sur ses chiffres, ne connaît qu’un impératif catégorique : équilibrer recettes et dépenses, éliminer les déficits. Mais c’est elle qui dit le possible et l’impossible dans la répartition de la richesse, autant dire la gestion de la pénurie, première fonction du politique. Le déficit chronique est donc un déficit politique et le déni de comptabilité, un déni de réalité. Par bonheur, les boucs émissaires sont là pour masquer cette vérité désagréable.

La crise bancaire, tout d’abord. La tornade venue des Etats-Unis n’est-elle pas responsable de notre banqueroute ? Certainement pas. Dès 2005, le rapport Pébereau annonçait que notre dette allait devenir insoutenable. L’échéance était annoncée autour de 2015. L’explosion des déficits publics consécutive au cataclysme bancaire l’a avancée de trois ans. Subprimes ou pas, la France se serait endettée à hauteur de son PIB et aurait coulé.

La mondialisation et la crise économique, ensuite. Simples complices. Des pays comparables au nôtre, et pas seulement l’Allemagne, résistent dans la tourmente tandis que nous sombrons. Or la France a tous les atouts pour se retrouver dans le camp des gagnants et pas des perdants.

L’amortisseur social encore. Il coûte fort cher, c’est vrai. Mais les pays scandinaves offrent à leurs peuples la même protection sans se ruiner. Nos déficits n’ont jamais payé que l’incapacité de nous moderniser, notre dette n’a pas préparé mais compromis l’avenir de nos enfants.

Et les marchés financiers ! Nous les maudissons tous les jours. Pourtant, ils ne nous tiendraient pas à leur merci si nous ne les avions pas tant sollicités. Les banques, c’est vrai, se sont beaucoup enrichies au passage, mais les Français n’auraient pas moins souffert si l’on avait fait marcher la planche à billets.

C’est donc la politique suivie depuis trois décennies qui nous a mis en si fâcheuse posture. Et les torts sont fort bien partagés entre droite et gauche. La classe politique dans son ensemble porte la responsabilité de ces trente-cinq années qui transformèrent une France championne d’Europe en grand homme malade. La classe politique… voilà assurément un excellent bouc émissaire.

A condition de ne pas oublier, comme le font les populistes, que nous vivons en démocratie et que les élites et le peuple sont coresponsables. Le laxisme budgétaire fut-il imposé par les gouvernements aux Français ou par les Français aux gouvernements ? La réponse, nous la connaissons. En 1988, le corps électoral a choisi Jacques Chirac contre Raymond Barre ; en 2007, il a encore préféré le couple des Pères Noël, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, au Père la Rigueur : François Bayrou. La discipline budgétaire, même si elle avait été approuvée par l’opinion, n’aurait pas été soutenue par les électeurs. C’est la France dans son ensemble qui est droguée aux déficits.

L’Etat emprunte pour distribuer l’argent qu’il n’a pas

Depuis une trentaine d’années, le pays a donné congé à la comptabilité, donc à la réalité. Le général de Gaulle avait misé sur l’exigence des Français, ses successeurs, sur leur laisser-aller. Paris gagnés dans l’un et l’autre cas. C’est ainsi que la démocratie se pervertit dans la démagogie, peuples et dirigeants confondus. La crise financière constitue le meilleur cas d’école pour explorer ce refus du réel, cette fuite insouciante dans l’irréalisme comptable.

Les citoyens ordinaires, peu au fait des finances publiques, se rassuraient en répétant que « la France est riche et ne saurait faire faillite ». Juste le cri du coq pour dissiper les ténèbres. Leur quiétude était confortée par l’escroquerie des 3 %. Tout au long de ces années, les Français ont cru que les dépenses de l’Etat excédaient ses recettes d’environ 3 %. Un pourcentage rassurant. En réalité, le déficit était de l’ordre de 20 %. Comment passe-t-on de 20 % à 3 % ? En comparant le solde de l’Etat au produit intérieur brut et non plus à ses recettes. Un tour de passe-passe imaginé en 1983 par nos technocrates pour rendre présentable un budget détestable. Bien évidemment, les 3 % du PIB devinrent 3 % de déficit budgétaire. Fallait-il que les comptables de Bruxelles soient vétilleux pour s’attacher à de telles peccadilles ?

Cette minoration du déficit est si commode que médias, économistes, politiques l’adoptèrent en France comme à l’étranger. Les Français ne faisaient pas clairement le lien entre le déficit et le crédit, mais ils pressentaient tout de même que le déséquilibre budgétaire ne doit pas être une bonne chose et que le retour à l’équilibre pourrait être inconfortable. C’est alors que l’autruche fut plongée dans le sable de l’idéologie. Nos économistes de cour expliquèrent que le déficit public, loin d’être dangereux, est tout au contraire bénéfique. Pour accréditer leurs comptes à dormir dessus, ils firent appel à la plus glorieuse des cautions : John Maynard Keynes.

S’opposant à la doctrine libérale du « laisser faire », Keynes a montré que l’économie doit se piloter de façon contracyclique. Lorsqu’elle est languissante, l’Etat s’endette pour injecter de l’argent et, lorsque la croissance est revenue, il rembourse ses dettes. Donner un coup d’accélérateur quand ça freine et un coup de frein quand ça accélère n’empêche pas de rester à l’équilibre sur la durée. C’est devenu le b.a.-ba de toute politique économique. Merci Monsieur Keynes. Dans des conditions particulières et des limites très précises, l’Etat peut donc emprunter pour distribuer l’argent qu’il n’a pas. Le rêve de tout gouvernement ! Passant allègrement du keynésianisme à l’hyperkeynésianisme, les idéologues de gauche ont libéré le déficit public de toute barrière. Il suffit de le baptiser « relance » pour qu’en toutes circonstances et à n’importe quelle dose il assure la croissance et les emplois. La recette est d’application aussi générale que la purge et la saignée chez les médecins de Molière.

Un remède aussi plaisant n’a pas à faire la preuve de son efficacité. Après avoir échoué une première fois avec Jacques Chirac en 1975, puis une deuxième avec Pierre Mauroy en 1981, la relance s’imposa comme la panacée. La gauche n’a cessé de revendiquer cette « politique budgétaire dynamique » et la droite, faisant vertu de nécessité, ne l’a pas moins pratiquée. On se souvient des rodomontades de Jean-Pierre Raffarin transformant son impuissance budgétaire en un engagement pour la croissance et l’emploi. Nicolas Sarkozy resta dans la même logique avec sa loi Tepa qui aggravait le déficit mais était censée doper la croissance. La France fit même de la croissance fondée sur la consommation et le déficit un modèle économique.

Plus on dépensait, plus on s’enrichissait. Les Français ne demandaient qu’à le croire et s’imaginaient même subir l’austérité alors qu’ils vivaient à crédit. Lorsqu’ils s’inquiétaient de voir ainsi croître la dette du pays, l’idéologie était encore là pour les rassurer. Elle décrétait que l’endettement n’avait pas du tout la même signification dans le secteur privé et dans le secteur public. Sous prétexte que les Etats ne sont pas soumis au droit des faillites, qu’ils battent monnaie et ne meurent pas, il fallait croire que ces emprunts n’auraient jamais à être remboursés. Le déficit devint une ressource budgétaire comme une autre, une ressource inépuisable dont on aurait grand tort de se priver.

Longtemps, la comptabilité fut réactionnaire et le déficit, progressiste

Lorsque je dénonçais les dangers du surendettement pour la France, je me faisais corriger, morigéner, ridiculiser par les économistes de renom et de salon. Que peuvent les rappels à la raison quand les gourous annoncent que le pays s’enrichit en s’endettant ?

La comptabilité ne fut plus seulement ignorée, mais bien ostracisée. Elle était réactionnaire et le déficit, progressiste. L’équilibre des comptes publics cessa d’être une exigence universelle, une simple discipline civique, et devint une politique de droite, antisociale.

Cette école de pensée, après avoir dénigré le pacte de stabilité, est partie en guerre contre la récente union budgétaire européenne, lancée à Bruxelles en décembre dernier. Les Français s’entendent dire que ce traité représente un intolérable abandon de souveraineté et nous condamne à une politique ultralibérale. Double mensonge pour camoufler un peu plus la réalité. Cet accord se limite aux problèmes comptables, c’est sa faille cent fois dénoncée. Les véritables décisions concernent l’équilibre budgétaire ; pour le reste, on se contente de vœux pieux. Or la souveraineté nationale porte sur les choix politiques, non sur les exigences comptables. Le rétablissement de nos finances ne nous est pas imposé car il s’impose à nous en tout état de cause. Si nous refusons aujourd’hui une discipline collective, nous nous verrons imposer demain une austérité bête et méchante par l’Europe et le FMI. Et ce sont les chantres de la relance, ceux qui, déficit après déficit, ont bradé l’indépendance nationale qui s’en font aujourd’hui les champions. Ce serait à pleurer si les larmes n’étaient devenues hors de prix.

Mais le réalisme comptable est tout sauf une politique. Il s’impose à toutes les sociétés, qu’elles soient libérales ou socialisées, démocratiques ou autoritaires. L’Amérique ultralibérale croule sous les déficits tandis que les sociétés scandinaves très socialisées tiennent leurs finances. Il s’agit d’une exigence civique préalable au débat politique, aux choix de l’avenir.

Les Français ont donc été les victimes consentantes de toutes ces fausses querelles, de ce terrorisme moral, de ce détournement des valeurs. Car la même déconstruction pourrait être opérée à propos de l’immigration, de l’école, de l’insécurité, de la fiscalité ou de la protection sociale. Partout et toujours, l’idéologie interdit de regarder les réalités en face, de s’accorder sur le diagnostic, d’identifier les véritables dangers et pas les périls fantasmatiques, les solutions possibles et pas les chimères hors d’atteinte. Lorsque les finances sont à ce point dégradées, le retour au pragmatisme démocratique, à un consensus civique, qui n’exclut nullement le débat politique, est indispensable. Si la classe politique se déchire, alors les marchés prennent peur, comme ils l’ont fait avec les Etats-Unis. Or la crise des finances est devenue pour nous un enjeu électoral et chaque camp s’efforce d’en imputer à l’autre la responsabilité, de refuser en bloc les propositions adverses et de promettre une issue sans douleurs. Croit-on que ce peuple querelleur et mauvais joueur trouvera en 2012 auprès des marchés financiers les 180 milliards d’euros à bas prix qui lui sont indispensables ?

Mais cet indispensable retour à la discipline comptable ne peut à lui seul mobiliser les Français. Il nous faut retrouver la formule de 1958 qui permet tout à la fois d’affronter la réalité et de la transcender. Nous le pouvons car cette France à la dérive de 2012 possède des ressources extraordinaires. Avec sa rente touristique, son espace agricole, ses services publics, sa main-d’œuvre, ses pôles de recherche et ses écoles d’ingénieurs, sa jeunesse, son épargne, etc., bref avec ce « génie » qui a fait ses preuves tout au long de l’Histoire, elle détient les clés de la prospérité. Des atouts gâchés par une défiance maladive. Tous les sondages concordent : les Français ne croient plus en rien et, en premier lieu, plus en leur pays. Pourtant, ils font des enfants comme jamais. Paradoxe apparent. Car le scepticisme à grande échelle masque une confiance de proximité. La famille, la commune, la PME ont plus que jamais la cote. Les Français créent des entreprises, s’engagent dans l’humanitaire, font vivre des associations. Mais ils ne croient plus dans les grands systèmes mystificateurs. Un art de vivre ensemble est à réinventer, un art qui reposera sur les faits et pas sur les mots.

La politique ne peut pas tenir lieu de comptabilité, c’est vrai, mais, à l’inverse, la comptabilité ne peut pas tenir lieu de politique. Si le réalisme consiste à enfermer les Français dans les pourcentages de déficits et les tableaux de la comptabilité nationale, alors il devient irréaliste par rapport à notre tempérament national. La fin d’un monde que nous vivons, c’est aussi la naissance d’un nouveau monde. La France y a sa place. Pour autant qu’elle sache la prendre. En surmontant l’épreuve financière, c’est vrai, mais aussi en inventant la suite de l’Histoire. On ne rétablira pas la confiance en niant l’épreuve financière, on ne la surmontera pas en ne faisant que la rappeler. Notre part d’irréalisme, disons d’avenir, doit s’ancrer dans un réalisme sans concession. C’est à ce prix, très élevé, que le coq gaulois peut encore prétendre faire se lever le soleil. Mais l’optimisme ne se décrète pas. Il se mérite.

Dernier ouvrage paru : L’Echéance. Français, vous n’avez encore rien vu, Fayard, 2011 (avec Irène Inchauspé).

* Alfred Sauvy, Le Coq, l’autruche et le bouc… émissaire, Paris, Grasset, 1979.