La soirée est organisée autour de Claude Simon (1913-2005) en coproduction avec l’Association des lecteurs de Claude Simon dont l’actuel président, David Zemmour, en profite aimablement pour appeler au recrutement de nouveaux membres. La petite salle du IIIème arrondissement est bondée. Alaistair Duncan, professeur écossais de littérature française anime un débat avec trois écrivains : Maylis de Kerangal, Christine Montabelti et Marc Graciano. Duncan est bavard mais finit par donner la parole à ses invités qui racontent alors leur découverte de Claude Simon.
Pour Granciano ce fut à l’occasion du prix Nobel de littérature octroyé à l’écrivain en 1985, il a alors 19 ans, intéressé beaucoup par le football mais déjà un peu par la littérature. Son professeur de français l’a mis en garde de « ne pas faire du Proust sans l’avoir lu »… Il est frappé par la phrase descriptive de Simon qui fait naître le réel. Une espèce d’hallucination des mots, de remémoration de ce qui a été vu dans le passé pour créer du réalisme.
De Kerangal est venue à Claude Simon du fait de l’aura qui l’entourait. Quelque peu intimidée elle découvre une langue « magmatique, convulsive » au gré de pages noircies par des blocs de lignes noires. Alors étudiante en histoire & géographie elle pense qu’elle « ne méritait pas » un tel auteur. Elle y reviendra 20 ans plus tard après avoir commencé à se forger une expérience de la littérature.
Montabelti a 17 ans quand son petit frère lui offre « La Bataille de Pharsale », elle est alors fascinée par « l’étymologie de la lumière » qu’irradie cet auteur lui-même passionnément tourné vers la lumière naturelle. La longueur de ses phrases lui apparaît motrice, dynamisante pour le lecteur, un souffle « d’énergie désirable » qui a emporté Montabelti.
Les trois auteurs lisent et commentent alors chacun quelques paragraphes de livres qui les ont marqués, en l’occurrence, « Leçons de chose », « L’Acacia » et « Le cheval ». On y retrouve la hantise de la guerre, très prégnante dans l’œuvre de Simon (il fut mobilisé en 1940 puis fait prisonnier par les Allemands avant de s’évader), et ces phrases qui donnent la sensation d’envelopper le lecteur qui se laisse emporter et enserrer par les mots dans lesquels il s’immerge. « Le bâti des phrases fonde l’œuvre comme un palais » exprime Montabelti. Elles sont une « mélopée ».
S’en suit un débat un peu technique sur l’utilisation des parenthèses par Claude Simon qui « attestent la puissance en réserve de la phrase » car elles font surtout apparaître les parenthèses qui ne sont pas là selon Kerangal. Ces parenthèses créent un « effet ressac » pour Montabelti, qui aident le lecteur.
Les invités planchent alors sur la question posée par l’animateur de savoir si Claude Simon est un auteur « difficile ». Avec un bel ensemble ils répondent, contre toute évidence, « non ». Le débat tourne alors quelque peu vers un verbiage légèrement germanopratin où il est question de désir qui dissout cette soi-disant difficulté qui n’est en rien décourageante face à la fadeur et la platitude de certaines autres catégories de la littérature. Au contraire, selon Kerangal, la « synesthésie » (association de deux ou plusieurs sens NDLR) de la lecture des descriptions fines écrites par Simon permet de mêler le son, le registre visuel, le descriptif, les souvenirs. C’est une expérience physique, intimidante parfois, mais certainement pas « difficile ».
Une dernière citation permet de clore la table ronde, extraite du discours prononcé à Stockholm par l’écrivain après avoir reçu son prix Nobel :
Eh bien, lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses : d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser.
Et, tout de suite, un premier constat : c’est que l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention.
https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1985/simon/25233-claude-simon-nobel-lecture-1985/
Il y a dix ans, à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Claude Simon avait été organisé une exposition intitulée « Claude Simon – L’inépuisable chaos du monde » comme le rappelle Dominique Viart, professeur de littérature, essayiste et critique littéraire, qui a réalisé un film d’une heure trente sur cette exposition dont il présente ce soir un extrait de trente minutes. On y découvre l’aspect très iconique des plans des livres de Simon pour lesquels il utilisait un code couleurs dont chaque élément correspondait à l’un des personnages et qui étaient ensuite mêlées en une tache chromatique devant chaque titre de chapitre. Les miracles de la numérisation ont ainsi permisau réalisateur du film de composer un montage singulier durant quelques secondes en jouant de toutes ces taches sans plus les lier à leurs chapitres. Sont également montrés les cartes qu’il dessinait des lieux narrés dans ses romans avec les formes des maisons, des routes, des fleuves. On reste ébahi devant le travail préparatoire, presque scientifique, de cette littérature.
Voir aussi : Claude Simon – L’inépuisable chaos du monde (2014)
On fait également la connaissance de Rea Simon (1928-2017), grecque délicieuse, qui fut la seconde femme de Claude et l’accompagna tout au long d’une grande partie de son œuvre. Déjà assez âgée au moment de l’interview, une cigarette à la main, elle raconte de sa voix rocailleuse de vieille fumeuse, l’œil complice, les petits évènements qui peuplèrent leur vie commune : la « récupération » du bureau de Claude, avec l’aide de Jérôme Lindon, dans l’appartement de sa première épouse en son absence, Beckett qui buvait beaucoup, la relecture des manuscrits de Claude, les rares chamailleries sur le choix de certains mots…
Le film dans son intégralité est disponible avec le livre éponyme dirigé par Viart qui synthétise les différentes rencontres tenues à l’occasion de l’exposition. Certains intervenants expliquent le rôle très large joué par Simon dans la littérature, bien au-delà du seul nouveau roman auquel on a parfois limité son influence. Successeur de Proust, il fut un écrivain géographe, rattaché à la terre qu’il n’a cessé de découvrir et de décrire comme un explorateur.
C’est aussi l’occasion de se souvenir que Simon fut parfois, dans sa jeunesse, peintre et photographe. Une série de ses clichés pris à Madagascar où il est né sont exposés en ce moment à Beaubourg dans l’exposition « Corps à corps – Histoire(s) de la photographie ».