De nombreux candidats réfugiés tentent actuellement la traversée de la Manche entre France et Royaume-Uni pour pénétrer illégalement dans ce dernier pays. Londres accuse Paris de ne point en faire assez pour bloquer ces départs (voire de les favoriser) qui se traduisent par de l’immigration illégale sur son territoire. Evidement c’est toujours mieux pour Londres de laisser ces personnes en France, d’autant plus que l’accord dit « du Touquet » signé en 2003 convient que les contrôles douaniers pour passer du pays A vers le pays B se pratiquent sur le territoire de B par des douaniers de A, et vice-versa. Pour les demandeurs d’asile en Grande-Bretagne, si la demande est formulée avant le départ du navire c’est à la France de traiter la demande, si elle est faite après c’est le Royaume-Uni qui s’en charge et… qui renvoie le candidat en France si sa demande est rejetée ! Il n’est rien prévu de particulier pour les illégaux qui s’embarquent sur des bateaux de fortune. Londres participe au financement des frais engagés par la France pour assurer tous ces contrôles.
Comme il y a beaucoup plus de réfugiés qui veulent se rendre de France vers l’Angleterre que l’inverse, Paris se retrouve avec un nombre important de réfugiés bloqués sur son territoire car ils ne peuvent pas être autorisés à prendre un bateau depuis la France puisqu’ils ne peuvent pas rentrer légalement dans le territoire de leurs rêves.
Cela ne vous rappelle rien ? C’est grosso-modo le même modèle d’accord qui existe entre la Turquie et l’Union européenne (UE) : cette dernière paye Ankara pour que des réfugiés candidats à l’entrée dans l’UE soient maintenus en Turquie et empêchés de franchir illégalement la Méditerranée où ils aboutissent naturellement d’abord en Grèce et en Italie. La France est « bénéficiaire » de l’accord en cours avec la Turquie en ce qu’il bloque dans ce pays des candidats réfugiés dont certains seraient sans doute intéressés par s’installer en France, mais elle est en revanche « contributrice » à l’accord avec Londres puisque celui-ci aboutit à bloquer en France des réfugiés qui cherchent à se rendre au Royaume-Uni… En gros, Paris est le turc de Londres.
Les deux accords affichent le même réalisme (teinté d’une touche de cynisme) à vouloir régenter des flux de réfugiés. Ils sont pour le moment relativement efficaces pour les pays « bénéficiaires » c’est-à-dire les pays de destination et reportent sur les pays « contributeurs » la charge d’accueil et de maintien des réfugiés. L’accord « du Touquet » présente l’avantage d’avoir été signé entre pays « bien élevés et de bonne compagnie » à la différence de celui impliquant la Turquie, pays qui vocifère, menace, ne respecte pas grand-chose et met ses menaces à exécution, au besoin en transportant officiellement les candidats réfugiés vers la frontière gréco-turque en leur faisant croire que le passage est libre[1]. S’il est sans doute possible de transiger avec le Royaume-Uni pour rééquilibrer l’accord « du Touquet », c’est mission impossible avec la Turquie qui continue à utiliser les flux de réfugiés, par ailleurs accueillis sur son sol, comme arme de dissuasion massive pour faire trembler les pays européens qu’elle n’aime pas beaucoup…
Migrations et frontières : c’est la combinaison garantissant le niveau maximum de problèmes dans notre monde d’aujourd’hui (et peut-être aussi déjà dans celui d’hier). La Turquie joue adroitement avec ces deux leviers pour jeter le trouble dans les pays chrétiens d’Europe occidentale qui, par ailleurs, accueillent une forte diaspora de citoyens… turcs (ou d’origine turque) sur leurs territoires, notamment en Allemagne et en France, et à qui les nationalités allemandes et françaises ont été délivrées ou obtenues par le droit du sol ou le droit du sang en vigueur dans nos pays. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes d’une situation inextricable qui en compte bien d’autres. Nous en sommes là !
[1] On se souvient que à l’apogée de la crise des migrants en 2015-2016, des vieux cargos rouillés chargés de réfugiés étaient lancés sur les côtes françaises et italiennes après que leurs équipages aient pris la fuite sur les embarcations de secours. Une courte enquête permit d’identifier les ports turcs de départ de ces navires en perdition. Il semble que quelques photos satellites aient été transmises à Ankara par les autorités françaises et ces flux se sont taris assez rapidement.