KERTESZ Imre, ‘Etre sans destin’.

Sortie : 1975, Chez : Actes Sud (1998).

Imre Kertész (1929-2016) est un écrivain hongrois qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2002. De confession juive il a fait partie des convois déportant les juifs hongrois vers Auschwitz-Birkenau à partir de mai 1944, peu après l’invasion allemande de la Hongrie, dans les derniers mois de la guerre. C’est Adolf Eichmann qui a organisé les opérations. Environ 450 000 juifs sont déportés dont 80% ont été directement exécutés à leur arrivée. Si l’on ajoute les juifs exécutés directement en Hongrie par les nervis locaux pronazis ce sont environ 550 000 juif qui furent massacrés dans ce pays.

Kertész avait environ quinze ans lorsqu’il fut raflé par la gendarmerie hongroise et embarqué pour Birkenau, puis Buchenwald où il passa l’essentiel de sa déportation. Déjà réquisitionné à Budapest pour travailler dans des usines de guerre, il croit tout simplement qu’il va faire la même chose en Allemagne et ne semble pas trop s’émouvoir d’y être expédié dans ces convois de la mort aux conditions de confort plutôt limitées… Il passera d’ailleurs une partie de son année de déportation dans un camp de tentes, annexe de Buchenwald, réservé aux travailleurs dans les usines alentour, avant d’être expédié à l’hôpital du camp pour être soigné jusqu’à ce que survienne la libération par l’armée américaine.

Le narrateur est l’adolescent qu’il fut à cette époque, observant son environnement avec le regard étonné et naïf propre à sa jeunesse. Il montre l’incapacité du jeune homme qu’il était à concrétiser la barbarie dans laquelle il est en train de sombrer. Certes il se reconnaît moins bien traité que lolorsqu’ilivait en famille à Budapest, mais il est parfois enchanté par le paysage montagneux et fleuri des collines sur lesquelles est situé Buchenwald. Il se réjouit de temps paisibles le soir après la distribution de la « soupe ». Et en tant qu’ouvrier hongrois il veut être performant pour défendre la réputation de son pays.

Il y a sans doute un parti-pris ironique à insister sur la naïveté de cet adolescent qui semble ne jamais vraiment réaliser ce nouveau monde de souffrance et de mort qui l’entoure. Quelques indices le mettent pourtant sur la voie, les cheminées qui crachent leur puanteur, les douches dont il entend parler et dans lesquelles du gaz remplacerait l’eau, les appels interminables qui usent sa volonté de résister et, surtout, la faim qui ronge tout sens de l’humanité et réduit ceux qui en souffrent à l’état de bête.

Kertész était toujours vivant à la libération de Buchenwald, et même relativement bien soigné, à ses yeux, à l’infirmerie où il était traité pour diverses infections corporelles, goutant le « confort » de vrais lits et de duvets douillets. Il arrive à rejoindre Budapest, retrouve l’appartement familial occupé par d’autres qui lui ferment la porte au nez, puis se rend chez ses voisins, MM. Fleischmann et Steiner, qui lui apprennent la mort de son père en Allemagne, le remariage de sa belle-mère avec celui qui géra l’entreprise familiale durant les heures sombres, mais aussi la survie de sa mère qu’il part rejoindre à la dernière page du livre.

Avec ces nouveaux compagnons de liberté il mène la conversation entre ceux qui sont passés par les camps et ceux qui ne les ont pas connus. Il lance une incroyable divagation sur la notion du temps en camp de concentration, celle de son destin que l’on vit « pas à pas », dans la file de Birkenau comme dans l’existence d’avant, et alors que les autres lui souhaitent de repartir de zéro, KeKertészéalise qu’il est condamné à poursuivre la vie déjà commencée et qui est la sienne propre, camp de la mort ou pas. Et dans ces pas de l’existence il y a aussi ceux des petites compromissions qu’il faut bien admettre avoir commis pour ne pas avoir à « avaler cette fichue amertume de devoir n’être rien qu’innocent. »

Et alors qu’il prend la route pour rejoindre sa mère, il médite sur l’incontournable « piège du bonheur » :

« Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devais parler la prochaine fois, quand on me posera des question.
Si jamais on m’en popose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié. »

C’est une étrange vision de la déportation que nous déploie ici Imre KeKertészt le lecteur ne peut s’empêcher de se demander s’il révèle un aspect provocateur ou un regard innocent, sans doute un peu des deux et très certainement, un moyen de survie. Peut-être aussi un goût pour l’absurde comme certains autres écrivains issus de l’Europe centrale et orientale comme Kafka.

Après la guerre, l’écrivain fut malmené par la Hongrie communiste avant de rencontrer la reconnaissance internationale à la fin des années 1980 et de recevoir la prix Nobel en 2022 pour une œuvre consacrée à la barbarie.