Mark Rothko (1903-1970) est exposé à Paris par la fondation Louis Vuitton qui réunit 115 œuvres de l’artiste américain. Né Markuss Rotkovičs au sein de la Russie tsariste dans ce qui est devenu aujourd’hui la Lettonie, de confession juive, sa famille émigre à Portland aux Etats-Unis au début des années 1910 pour éviter la conscription impériale à ses fils. Rothko a suivi une éducation talmudique et approché les pogroms et persécutions antisémites de l’époque. Il adopte le nom de Mark Rothko en 1940 après avoir reçu la nationalité américaine.
Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.
Aspiré très tôt par le dessin il est un travailleur infatigable et va produire près de 850 œuvres répertoriées. Le début de cette exposition présente dans les premières salles un ensemble de toiles figuratives datant des années 1930, certaines inspirées par la mythologie, d’autres par des paysages urbains dans lesquels on distingue des personnages aux formes longilignes placés dans environnement fermés et étouffants, des stations de métro, des pièces aux plafonds bas… Un autoportrait est placé dans la première pièce. Assez vite il considère qu’il a échoué à représenter la figure humaine « sans la mutiler ». C’est ainsi qu’il se dirige vers l’abstraction et ses toiles de grandes dimensions qui sont devenues iconiques et sa marque de fabrique
Et petit à petit son standard apparaît comme d’immenses tableaux colorés sur le fond desquels sont étagés des rectangles de couleurs aux contours flous. L’artiste a toujours refusé la qualité de coloriste qu’on a eu tendance à lui attribuer face à la magnificence des couleurs de ses toiles. Sombres ou lumineuses, la superposition des couleurs et des rectangles sur les fonds de ces tableaux donnent un éclat très singulier à ces œuvres. La peinture elle-même est apposée en couches rendues d’autant plus visibles que Rothko travaille la matière et fait preuve d’inventivité. Il applique d’abord une couche de colle, puis des couches de peinture mélangées à des métaux, à de l’œuf… Ces mixtures improbables provoquent sans doute des réactions chimiques plus ou moins prévisibles qui donnent un rendu un peu brumeux des couleurs, des ombres et des traces parsemant ces toiles à l’aspect mystérieux. Les bords des rectangles sont eux-mêmes diffus, comme travaillés pour ne pas être nets, un peu comme des nuages qui s’effilochent dans un ciel monochrome.
Certaines séries sont de couleurs sombres, les « Blackforms » mais toujours merveilleusement assemblées par ce « non-coloriste » qui développait tout de même un goût exquis pour mêler les teintes idéales et harmonieuses. Il y a des verts, des bleus, des gris, on croirait le ciel atlantique un soir de tempête. La série « Black and Gray » est exposée dans une pièce où trônent des sculptures de Giacometti (sans doute des reproductions), artiste qui a inspiré Rothko. Ce sont des tableaux bi-couleurs composés d’une bande noire superposée avec une bande grise. Cette fois-ci ce ne sont pas des rectangles peints sur un fond coloré, mais deux bandes aux bords bien nets qui joignent les quatre côtés du tableau. Bien entendu, sur la dizaine de toiles de cette série il n’y a pas un noir ou un gris qui soit les mêmes.
A ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire […] que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface.
Mark Rothko s’est donné la mort en 1970 un jour d’hiver dans son atelier New-Yorkais. Les hypothèses pour expliquer son geste sont un peu confuses : il était malade (atteint d’un anévrisme de l’aorte, son médecin lui avait déconseillé de continuer à peindre des toiles de grands tailles, injonction qu’il n’avait pas suivies), cigarettes et alcool n’arrangeaient pas les choses, mais peut-être surtout, une colère devant la faible reconnaissance de son œuvre dans le milieu artistique qui semblait plus excité par le pop’art naissant, le comble de la vulgarité commerciale, que par son propre travail qui lui avait demandé tant de passion, d’abnégation et d’engagement.
Ces dernières décennies lui ont finalement rendu son honneur et son œuvre est maintenant universellement portée aux nues. Peintre de l’absolu, il réussit à déclencher une troublante spiritualité chez le spectateur par le simple étagement de rectangles dans une phantasmagorie chromatique, le flou et la méditation réunis dans la même abstraction fruit des mains d’un artiste hors du commun !
Avec Nicolas de Staël exposé en ce moment au musée d’Art moderne, Rothko dans le bois de Boulogne, on pense à tant de ces artistes russes, exilés ou pas, qui ont aussi forgé cette vielle culture occidentale. Nabokov, Chostakovitch, Rachmaninov, Rothko, et tous les leurs, nous font souffrir d’avoir à déplorer les errements politico-militaires de la Russie d’aujourd’hui. Mais malgré la dictature étouffante, la créativité survit, c’est une bonne nouvelle !
Le spectateur comblé se dirige vers la sortie de l’exposition Rothko en se rappelant que ce bâtiment Louis Vuitton d’aspect lourdaud et tarabiscoté est toujours aussi peu adapté à l’exposition de grands tableaux.