Une tranche de vie sur la ligne de bus 62

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Vendredi 3 mai, il est 11h dans le XIVe arrondissement, station Tombe-Issoire de la ligne de bus 62, non loin des allées ombragées du parc Montsouris, direction Porte de Saint Cloud et le XVIe. Il fait beau, l’ambiance de cette mi-journée est plutôt guillerette. Une petite foule tranquille monte dans le véhicule.

A la station Convention dans le XVe une femme d’un certain âge, appelons là Simone, appuyée sur deux cannes, d’un tour de taille plutôt ample et traînant un lourd caddy, demande bruyamment de l’aide pour monter son chariot dans le bus, aide qui lui est bien volontiers octroyée par des gens debout sur la plateforme. A peine les pieds posés dans le bus, se tournant vers un jeune homme d’origine asiatique, avachi sur un siège, appelons-le Kevin, elle exige toujours aussi bruyamment qu’il lui cède sa place assise. Sous sa capuche jaune Kevin lui répond qu’il est atteint d’une scoliose et ne peut pas lui laisser sa place. Sur la plateforme les gens maugréent devant ce manque d’éducation.

Simone se tourne alors vers l’autre côté du couloir et avant même qu’elle ait pu agresser un autre passager pour exiger son dû, une femme « racialisée » en boubou multicolore, appelons-la Fatoumata, se lève pour lui céder sa place. Entre temps, celle à côté de Kevin se libère et Fatoumata s’y assied. Simone a installé son volumineux caddy dans le couloir et la place côté fenêtre est restée libre. Pendant une bonne partie du reste du trajet elle bloque le couloir avec ses courses et interdit l’accès à la place libre à côté d’elle au motif qu’elle ne peut pas bouger.

Fatoumata entre temps a branché ses écouteurs et converse très fort avec un interlocuteur dans une langue probablement d’origine africaine. Simone a démarré une partie de Pac-Man sur son téléphone. Lorsque Kevin se lève pour descendre à une station, il ne paraît pas particulièrement handicapé par sa scoliose et Simone commente bien fort « qu’il paraît plus handicapé de la tête que des jambes »… Elle est largement approuvée par les passagers debout qui maugréaient tout à l’heure.

Trois stations plus loin, nous sommes dans le XVIe, une passagère monte dans le bus, appelons-là Bérangère. Elle est manifestement du quartier si l’on en juge par les visites régulières qu’elle fait à son chirurgien esthétique qui a beaucoup travaillé sur son visage, pour un résultat plus proche d’ailleurs de la tête Michaël Jackson à la fin de sa vie que de celle d’Adriana Karembeu. Bérangère se retrouve coincée devant le caddy de Simone qui bloque l’accès au couloir. Très naturellement elle se tourne vers Fatoumata pour lui demander de pouvoir passer alors qu’il s’agit du chariot de Simone. Fatoumata interrompt sa conversation en wolof et s’énerve devant ce comportement raciste de Bérangère qui présuppose que l’origine « racialisée » de Fatoumata en fait la responsable évidente de cette obstruction. Bérangère en prend pour son grade et tout le bus suit le débat. Un généreux passager debout sur la plateforme propose alors de déplacer le caddy à côté de lui, ainsi Bérangère, le nez pincé autant par son chirurgien que par la colère devant cet esclandre, peut aller s’assoir juste derrière Simone.

L’histoire se termine à la station Pont Mirabeau dans le XVIe et la morale en est plutôt triste devant cette population nombriliste et mal élevée, habitant entre le XIVe et le XVIe, sans doute pas les quartiers les plus défavorisés de la capitale, et qui ne sait s’exprimer que de façon agressive et courroucée, méprisante et guindée. Des citoyens abrutis par la publicité envahissante, les matchs de fouteballe, les émissions de Cyril Hanouna et les informations de Pascal Praud et dont les synapses se déconnectent progressivement, laissant leurs neurones sans plus de communication entre eux. C’est une énième manifestation de la perte de toute notion de l’intérêt général au profit de misérables petits tas d’intérêts particuliers. Le résultat n’est vraiment pas brillant et il n’est pas facile de garder le moral devant une telle déchéance.