« Manipulations, une histoire française » de Jean-Robert Viallet 5et6/6

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Dans ces deux derniers épisodes du documentaire sur l’affaire Clearstream, on rentre dans l’incroyable implication de la politique intérieure française dans cette affaire grandguignolesque. Le repris de justice Lahoud ayant bien compris comment fonctionnait le cerveau torturé et complotiste du haut-fonctionnaire Gergorin, va l’alimenter avec ce qu’il attendait. Gergorin, ancien diplomate est toujours proche de Dominique Galouzeau de Villepin alors ministre des affaires étrangères, lui-même en guerre ouverte contre Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur, pour de basses histoires politiciennes de règlement de comptes sur fond de fidélité/trahison à l’égard du président de la République Chirac.

Alors, le repris de justice Lahoud introduit frauduleusement les noms de Sarkozy et de quelques autres sur les listings de comptes privés « non publiés » détenus par la société financière luxembourgeoise Clearstream, Gergorin devint fébrile et porta ces listings à Galouzeau de Villepin qui sans doute trépignait à l’idée de ce qu’il pourrait en faire avant, raisonnablement, de les transmettre à la justice, pour une enquête dans laquelle le juge Van Ruymbeke va ajouter des complications de procédure aboutissant à ce que le haut fonctionnaire Gergorin lui « transmette » ces listings via des lettres anonymes… On entre ici dans le côté burlesque de l’affaire où même ce juge expérimenté, notamment en charge de l’affaire des frégates de Taïwan, va lui aussi se faire embobiner par le repris de justice Lahoud et le Gergorin au cœur tendre !

Il sera finalement démontré assez facilement que les listings avaient été grossièrement falsifiés, sans doute par le repris de justice Lahoud, qui ne l’a jamais reconnu et tout ceci s’est terminé devant la justice et sur les plateaux télévisés :

  • Le repris de justice Imad Lahoud est de nouveau condamné définitivement à de la prison ferme pour dénonciation calomnieuse, faux et usage de faux (il est aujourd’hui à 53 ans professeur de mathématique)
  • Le haut-fonctionnaire au cœur tendre Jean-Louis Gergorin est condamné définitivement à de la prison ferme pour dénonciation calomnieuse, usage de faux, recel d’abus de confiance et vol (il est aujourd’hui à 74 ans chroniqueur-essayiste sur les sujets liés à la cybersécurité et on le voit régulièrement signer des chroniques publiées dans la presse quotidienne)
  • L’ex-ministre Dominique Gallouzeau de Villepin est relaxé des soupçons de non-dénonciation de listings truqués (il est aujourd’hui âgé de 67 ans et sévit dans des activités de conseil et de lobbying majoritairement en faveur de pays émergents)
  • Denis Robert, le journaliste qui avait initialement enquêté sur les mécanismes financiers de Clearstream avant d’être impliqué un peu malgré lui dans l’affaire du même nom et fait l’objet de multiples procédures menées par Clearstream pour diffamation, est blanchi de toute accusation
  • Le général Rondeau, « le maître espion français » aux petits pieds, révoqué par les services secrets et qui servit de petit télégraphiste pour distribuer les faux-listings est mis hors de cause dans l’affaire (il est décédé en 2017)

Ce documentaire très détaillé est mené à charge, sans doute à raison, contre les corneculs qui furent les vedettes de cette affaire, mais aussi contre « le système financier oppresseurs de citoyens » et c’est la que ses concepteurs prennent parti. En réalité, les chambres de compensation du type Clearstream sont des éléments nécessaires pour les activités financières désormais mondialisées et ont existé de tous temps. On ne peut évidement pas exclure que Clearstream, comme beaucoup d’autre banques à l’époque, ait procédé à du blanchiment d’argent et de l’escroquerie fiscale, plus ou moins couvert par des dirigeants peu scrupuleux. C’est ce que Denis Robert a voulu démontrer dans ses publications. La justice luxembourgeoise, sans doute assez peu pointilleuse sur le sujet à l’époque, ne l’a pas établi…

Le plus catastrophique dans cette lamentable histoire est de voir comment l’incompétence de hauts responsables français a pu les laisser se faire embobiner par la fratrie Lahoud, aussi rapidement et aussi complètement. Quelques jours après sa sortie de prison, Imad Lahoud était dans la salle à manger présidentielle d’EADS en présence de l’un de ses vice-présidents, Jean-Louis Gergorin, introduit par son frère Marwan. Quelques semaines plus tard il était recruté par les services secrets, sous couverture d’un contrat de travail avec EADS, sous l’égide d’un ex-membre de ces services qui en fut révoqué, le général Rondeau. Les bases de l’affaire Clearstream étaient jetées et tout ce petit monde va s’activer à brasser du vent et du complot durant des mois aux frais des contribuables (EADS est une société largement publique et les autres personnages sont des fonctionnaires), se laissant raconter toutes les sornettes possibles par un repris de justice, Imad Lahoud, au charme sans doute ravageur mais d’autant plus pernicieux qu’il s’adressait à des incompétents qui vont aller jusqu’à impliquer le monde politique qui n’a guère était plus perspicaces qu’eux tant les fausses informations diffusées les arrangeaient. Lahoud est longuement interviewé dans les six épisodes et raconte avec un petit sourire malicieux avec quelle facilité il a pu tromper ce petit monde de naïfs.

Reconnaissons néanmoins que les « vrais » services secrets après l’avoir recruté comme « correspondant » l’ont rapidement « débranché » compte tenu du non-respect de ses engagements à fournir de l’information au sujet des circuits financiers de la famille Ben Laden. La justice quant à elle, une fois saisie, a également facilement mis à jour la falsification des informations Lahoud et même déchargé le juge en charge qui était sortie du code de procédure pénale.

En réalité, cette lamentable affaire est plus une histoire de défaillance RH (ressources humaines) qu’autre chose. Les copinages franchouillards ont amené les groupes Lagardère puis EADS à embaucher un haut-fonctionnaire au cœur tendre pour un poste de vice-président « en chocolat » qui passa beaucoup de temps dans son bureau à comploter et envoyer des lettres anonymes, tâches qui ne figuraient manifestement dans la fiche de poste pour laquelle il était rémunéré. Il n’avait rien à faire dans cette fonction.

Le recrutement à sa sortie de prison de l’escroc Lahoud par EADS était également une erreur de casting qui n’aurait jamais dû se produire. La politisation de la gouvernance du groupe EADS a permis ce dysfonctionnement. Le maintien du général Rondeau dans les cabinets ministériels bien qu’il ait été révoqué par les services secrets est également difficilement compréhensible, à près de 70 ans à l’époque, et après de brillants états de services, il aurait été préférable pour la République qu’il goûte les joies d’une retraite paisible.

Bref, l’affaire Clearstream c’est trois pieds nickelés qui illustrèrent les dysfonctionnements de l’Etat dans le choix de certains de ses hauts responsables. Dès qu’elle arriva dans des mains professionnelles, celles de la justice, elle se révéla pour ce qu’elle était et la baudruche se dégonfla. Elle provoqua toutefois beaucoup d’agitation, de temps et d’énergie perdus, de soupçons infondés et le renforcement du sentiment populaire « on nous cache tout, on ne nous dit rien ». A ce titre, elle a affaibli la République.

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