AGHION Philippe au Collège de France, leçon donnée le 27/10/2020 : « Destruction créatrice et richesse des nations / Le débat sur l’environnement » 4/6

Chaire : Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance

Cours : Destruction créatrice et richesse des nations

Leçon :  https://www.college-de-france.fr/site/philippe-aghion/course-2020-10-27-14h00.htm

Partie 1 : Introduction

En ces temps d’épidémie Covid nous sommes un peu dans une période de pessimisme ambient alors que l’innovation va nous permettre de traiter ce sujet. Une autre raison de pessimisme est le réchauffement climatique qui pousse certains à affirmer que nous sommes condamnés à la décroissance pour y faire face. Dans les années 1970 eut lieu une prise de conscience que la surpopulation allait causer des difficultés à l’humanité d’où la proposition de la décroissance. Dans les années 1990 c’est le réchauffement climatique qui a commencé à inquiéter avec l’augmentation de l’émission des PPM (particules de dioxyde de carbone par millions) aux conséquences dommageables. Sommes-nous condamnés à la décroissance ?

Dans une économie où l’activité est dépendante de l’accumulation du capital et de la consommation du stock de matières premières énergétiques, le développement n’est pas soutenable et la croissance ne peut pas durer éternellement. La croissance du capital va forcément être limitée un jour par l’extraction du stock d’énergie qui est fini. C’est le raisonnement de Greenpeace, mais l’innovation va permettre de limiter le besoin d’énergie nécessaire pour la croissance, voire de s’en passer complètement, et atteindre ainsi une croissance durable.

La mauvaise nouvelle est que les entreprises ne vont va pas spontanément aller vers cette innovation verte.

Partie 2 : L’effet de dépendance au sentier (path dependence)

Dans le marché de l’automobile on distingue les brevets verts (véhicules électriques) des autres brevets (véhicules polluants). Depuis 1978-2005 les brevets triadiques (déposés en Europe, aux Etats-Unis et au Japon) polluants sont plus nombreux que les verts mais ces derniers rattrapent doucement leur retard. Malheureusement, les entreprises innovent dans le domaine où elles ont déjà réussi (path dependence) donc les brevets polluants restent majoritaires. Il va falloir que l’Etat intervienne pour rediriger les investissements.

On connaît les passés des entreprises en matière de dépôt de brevets et l’on constate que le flux d’innovations propres dépend du stock d’innovation propres (clean), et vice-versa pour les innovations polluantes (dirty). C’est la « dépendance au sentier ». Plus j’ai fait du sale dans le passé plus je vais continuer à faire du sale. Si l’Etat n’intervient pas les entreprises ne vont pas aller vers le propre toutes seules.

En revanche, on constate que plus le prix du carbone est élevé et plus les entreprises vont innover dans le propre. On peut donc diriger le changement technique à travers le prix du carbone.

On réalise des simulations sur l’effet-prix du carbone sur les flux de brevets propres vs. sales. Si en 2005 on avait taxé à 40% le prix carbone les courbes se croisent et le propre surpasse le sale. Evidemment augmenter les taxes n’est pas très populaire, on peut aussi raisonner en termes de subventions à l’innovation verte, vers les entreprises comme vers la société civile.

Partie 3 : En quoi la prise en compte de l’innovation change les termes du débat ?

Nordhaus vs. Stern

Le constat de Nordhaus (modèle DICE) est que les entreprises produisent en fonction de différents facteurs (travail, coût du carbone, capital) mais leur productivité dépend négativement de la qualité de l’air. En produisant les entreprises détériorent le climat ce qui fait baisser leur productivité et va contre la croissance. Mais chaque producteur ne prend pas en compte l’effet de sa propre production sur la détérioration de climat, donc il ne s’autodiscipline pas. Chaque entreprise pense qu’elle a un effet négligeable sur les émissions globales de CO2, elles ne se disent pas que leur propre productivité va baisser du fait de la pollution. Cet effet n’est pas internalisé d’où l’utilité de l’instrument taxe carbone pour embarquer cet effet pollution/productivité.

Stern est pour la taxation immédiate et massive pour éviter une perte de PIB à court terme quand Nordhaus prône de ne pas tuer le potentiel de croissance de l’économie, donc y aller progressivement pour ne pas casser la croissance qui permettra d’affronter le problème dans le temps.

C’est en fait une question de taux d’actualisation : Nordhaus privilégie les générations présentes en taxant progressivement, Stern favorise les générations futures en taxant immédiatement de façon très significative. Mais le modèle doit évoluer avec l’introduction de l’innovation.

2 instruments pour 2 externalités

Supposons une économie qui produit des véhicules électriques non polluants et des véhicules thermiques polluants. Les entreprises peuvent innover dans les deux secteurs. Nous avons en fait deux externalités : l’externalité environnementale (la pollution) mais aussi l’externalité technologique de la path dépendance qui veut que si j’investis aujourd’hui dans le polluant, j’y investirai aussi probablement demain. Dans ce monde à deux externalités il faut deux instruments de politique économique : la taxe carbone et la politique industrielle (subvention à l’innovation verte). L’intervention de l’Etat complète la décision des entreprises.

Il faut agir maintenant car plus on attend et plus il faudra agir durement (coût de l’intervention encore plus fort c.a.d. taxe carbone à mettre en œuvre plus tard) et plus la consommation future sera inhibée. Au bout d’un temps fini les entreprises prennent le relais de l’Etat qui n’a plus besoin d’intervenir et les entreprises vont aller naturellement vers les investissements verts sans plus d’incitation, car c’est leur intérêt.

En appliquant la combinaison des deux instruments, taxe carbone et subvention, on peut donc agir plus modérément avec la taxe et donc moins freiner sur la croissance. C’est plus vivable avec « la carotte et le bâton ».

Le débat Nord-Sud

L’environnement est un bien commun mondial. Lorsqu’un pays investit dans le propre, toute la planète en bénéficie. En revanche il y a la tentation du free rider qui pousse un pays à ne rien faire en se disant son inaction n’aura pas d’impact sur l’ensemble. Evidemment le Sud reproche au Nord de s’être développé en polluant en lui déniant le droit d’en faire autant. Le Nord répond, oui c’est vrai mais si on continue à polluer, tout le monde coule.

Aujourd’hui le Nord possède différentes technologies (ce qui n’était pas le cas au XIXème) et peut les mettre à disposition du Sud pour moins polluer. La Chine est un cas à part au Sud car elle innove beaucoup. Le deal serait que le Nord dise au Sud on vous donne les technologies vous permettant de vous développer en polluant moins que nous au XIXème pendant la révolution industrielle et en échange on se fixe des objectifs communs de réduction du CO2

Nous n’aurions même pas besoin d’un accord multilatéral ; si le Nord passe aux investissements verts, le Sud suivra presqu’automatiquement car ne pourra plus produire « sale » de façon rentable. C’est l’externalité technologique.

La mauvaise nouvelle c’est que le libéralisme économique peut générer l’apparition de paradis polluants, des places où l’on favorise la concentration d’industries polluantes qui réexportent ensuite leurs productions vers les pays « verts ». Ce genre de cas se traite avec la taxe carbone aux frontières qui pourrait être introduite dans les nouvelles règles de l’OMC.

Partie 4 : Penser la transition énergétique

Les énergies intermédiaires peuvent être moins polluantes que les hydrocarbures mais plus polluantes que les énergies renouvelables, le gaz naturel ou le gaz de schiste (qui est un gaz naturel non conventionnel). Le gaz est moins polluant que le charbon ou le pétrole. Faut-il subventionner la recherche et le subventionnement de ces énergies. Aux Etats-Unis on a vu une augmentation de la part du gaz dans la production d’électricité en remplacement de celle du charbon qui a diminué. Il y a eu substitution depuis 2008.

A court terme on remplace le charbon par du gaz et on pollue moins par unité d’énergie produite. Mais il y a des effets indirects. Notamment la baisse du prix du charbon car il y aura plus d’offre de matières premières. Donc on va rendre le prix de l’énergie en général moins cher, donc la demande va augmenter… donc plus de pollution. Il faut comprendre quel effet domine : le direct ou l’indirect. Aux Etats-Unis, à court terme l’arrivée du gaz de schiste a fait baisser la pollution, même en prenant en compte la baisse du prix de l’énergie qui a entraîné une augmentation de la consommation.

Mais à long terme i y eut un effet pervers. L’arrivée du gaz de schiste a entraîné une plus forte demande d’innovation sur les technologies du gaz de schiste, au détriment des renouvelables moins polluantes. On voit cet effet avec le nombre de brevets liés au renouvelable qui a baissé aux Etats-Unis à partir de 2008. C’est l’effet pervers du gaz de schiste.

Il faut garder le gaz de schiste mais éliminer les effets indésirables avec un mix de taxe carbone « raisonnable » et de subventionnement des investissements verts.

Partie 5 : Le rôle de la société civile

L’intervention de l’Etat permet d’inciter les entreprises à se tourner vers les investissements verts, mais est-ce suffisant ? Le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) : faut-il que les entreprises aient comme seul objectif la maximisation du profit ? C’est la position de Friedman (ultralibéral, 1970) qui ajoute que s’il y a des points qui ne plaisent pas à l’Etat c’est à lui de mettre en place des régulations (contre le travail des enfants par exemple), chacun dans son rôle. Certains antilibéraux sont également friedmanniens car ils craignent que la RSE déresponsabilise l’Etat…

Mais l’Etat a aussi ses propres limites et dysfonctionnements : il est sous pression du lobbying et il ne peut rien faire tout seul si les autres pays agissent différemment. Pourquoi ne pas s’appuyer également sur la société civile, les consommateurs. Il y a aussi les actionnaires qui peuvent orienter le choix des entreprises.

Faire de la publicité sur les produits « environnementaux ». Les préférences des consommateurs sont aussi forgées par leur éducation.

La concurrence tend à faire baisser les prix donc augmenter leur production/consommation et polluer plus (effet chinois). Mais dans un pays où les consommateurs se soucient de l’environnement la production va être poussée vers l’innovation verte pour attirer les attirer. Ce peut être une force importante comme démontré par des calculs économétriques qui montrent qu’une intensification des valeurs sociales des consommateurs dans un monde concurrentiels équivaudrait à une augmentation de la taxe carbone de 40%.


Pour une politique verte efficace il faut combiner tous les instruments passés en revue : taxe carbone, subventions, énergie intermédiaire, concurrence et éducation des consommateurs.

Parie 6 : L’économie politique de la taxe carbone

Les tentatives d’appliquer en France le principe du « pollueur-payeur » a échoué (exemple des « Gilets jaunes » en 2018) car les taux d’effort demandés étaient plus importants en pourcentages de leurs revenus pour les ménages les plus modestes que pour les plus favorisés. Il y avait aussi une inégalité horizontale entre villes et campagnes. L’idée était bonne mais l’aspect redistributif n’avait pas été pris en compte et, surtout on a compris que cet argent collecté n’était pas affecté à l’énergie verte, mais utilisé par l’Etat pour lui-même. De plus, cette taxe est arrivée à un moment où, conjoncturellement, le prix du pétrole augmentait, donc un calendrier très mal choisi. On a loupé l’économie politique de cette réforme, comme celle des retraites d’ailleurs.