ANTELME Robert, ‘L’espèce humaine’.

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Sortie : 1947, Chez : Gallimard (1957)

Robert Antelme (1917-1990) est un écrivain entré dans la résistance durant la seconde guerre mondiale. Arrêté en juin 1944, il est déporté à Buchenwald puis transféré dans une « annexe » du camp à Gandersheim où se situait une usine dans laquelle travaillaient et étaient détenus des déportés affectés là pour travailler. Très vite après son retour en France, Antelme écrit et publie cet ouvrage qui prend immédiatement une place marquante dans la littérature de la barbarie.

Il décrit longuement de façon clinique l’état de dégradation extrême dans laquelle les déportés sombrent, non seulement physiquement du fait des mauvais traitements, mais aussi moralement face à la stratégie de déshumanisation appliquée par les geôliers (les Allemands) et leurs affidés : les kapos (de différentes nationalités), également détenus, souvent comme « droit commun » et à qui les Allemands délèguent les basses tâches qu’ils appliquent à l’encontre des prisonniers avec parfois encore plus de sauvagerie que leurs maîtres. Les kapos récoltent quelques avantages de leur compromission, notamment en étant moins mal nourris. Et l’on voit des égos prospérer sur la misère, les comptes se régler entre victimes du même système concentrationnaire, des égoïsmes se heurter violemment, des classes de prisonniers se créer. Dans la lutte pour la survie il n’est pas facile de rester noble.

Antelme insiste douloureusement sur l’état de famine dans lequel étaient laissés les déportés, sans doute de façon calculée pour diminuer les risques de révolte. Il décrit sa propre déchéance jusqu’à mendier des épluchures ou voler des pommes pourries lorsque la faim était par trop intolérable.

Ils avaient l’estomac vide, et, à défaut d’autre chose, la haine occupait ce vide. Il n’y avait que la haine et l’injure qui pouvaient distraire de la faim. On mettait à en découvrir le sujet autant d’acharnement qu’à chercher un morceau de patate dans les épluchures. Nous étions possédés.

Dans l’usine aéronautique dans laquelle ils travaillent, les prisonniers sont encadrés par des civils dont la majorité est plutôt pronazie et appliquent leurs méthodes. Parfois une heureuse surprise émerge avec la complicité entre les prisonniers et un civil allemand, ce qui ne permet pas d’arrêter la machine indusrielle de guerre mais fait briller un petit coin de ciel bleu sur l’horizon tragique des déportés.

Début 1945 les rumeurs du camp annoncent la fin de la guerre et, bientôt, le bruit de la canonnade de la ligne de front se rapproche de Buchenwald. Un bruit et une agitation qui réjouissent la majorité des déportés. Mais la libération n’est pas encore pour tout de suite. Les responsables du camp de Gandersheim l’évacuent avec les déportés encore valides, les éclopés sont assassinés dans le bois d’à côté par les SS et leurs kapos avant le départ. Ceux qui n’arriveront pas à suivre au cours du chemin le seront plus tard. La cohorte va marcher 15 jours pour rejoindre le camp de Dachau, traversant des villages allemands dans lesquels de bonnes familles bien nourries regardent, hallucinées, passer ces zombies en costumes rayés tout en commençant à réaliser que la guerre est en train d’être perdue. Ce voyage dantesque se termine en train d’où les déportés sont débarqués à Dachau. Le 29 avril 1945 les soldats alliés libèrent le camp, y entrent et découvrent l’indicible.

Le grand intérêt de l’écriture d’Antelme est qu’elle décrit de l’intérieur le processus de délabrement humain qui est infligé aux déportés tout autant que sur les sévices physiques qu’ils subirent sous le joug allemand. Il est difficile de comparer les deux traumatismes, beaucoup sont morts du second, tous ont été dévastés par le premier pour le restant de leurs jours. Il y a ceux qui ont choisi le silence pour survivre, et certains qui ont décidé de parler, voir d’écrire, pour transmettre : Robert Antelme, Charlotte Delbo, Primo Levi… Ils ont fait œuvre utile pour expliquer que la barbarie peut survenir même au cœur des civilisations les plus hautes. Ces ouvrages sont des appels à la vigilance et les évènements en cours dans la guerre d’Ukraine montrent une nouvelle fois combien ils sont nécessaires.

Le livre est dédié à sa sœur Marie-Louise, déportée elle aussi mais décédée après la libération du camp de Ravensbrück.

Antelme fut par ailleurs marié avec Marguerite Duras de 1939 à 1947. Dans un livre bouleversant, La Douleur, elle raconte le retour de son mari en 1945 et les soins moraux et physiques qu’elle lui prodigua pour tenter de le faire revenir à la vie d’avant les camps… On y apprend aussi l’énergie du désespoir qu’elle déploya pour faire libérer Robert qui était consigné dans le camp libéré mais en quarantaine pour cause d’épidémie de typhus. Il fut « enlevé » par des camarades français rendus sur place avec cette mission et ramené chez son épouse.

Lire aussi : DURAS Marguerite, ‘La Douleur’.