CAMUS Albert, ‘Le premier homme’.

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Sortie : 1994, Chez : Gallimard.

Voici, 35 ans plus tard, la publication du roman trouvé à l’état de projet (déjà bien avancé avec les notes de l’auteur qui devaient lui permettre de finaliser l’ouvrage) dans la voiture le jour où Camus s’est tué dans un accident de la route le 4 janvier 1960. Remis en forme par sa femme Francine, puis leur fille Catherine, le roman à peu près autobiographique est sorti tel qu’il a été trouvé, avec des blancs laissés pour signifier les mots illisibles dans le manuscrit, des erreurs, de noms par exemple, qui auraient évidement été corrigées dans une version définitive. Ce parti pris éditorial un peu frustrant est vite oublié dès que le lecteur se trouve emporté par la magie de l’écriture.

Ce livre explique la vie ordinaire des colons pieds noirs arrivés au début du Xxème siècle sur cette terre aride, en grande partie encore à défricher. Certains avaient été sur les barricades de la Commune de 1870, d’autres devaient refaire leur vie, tous se sont retrouvés seuls dans un monde difficile où tout fut à construire à partir de rien au milieu de la sécheresse, des fièvres, pas encore vraiment de l’hostilité des habitants mais celle-ci ne tardera pas à se manifester. Nombreux sont ceux qui moururent dans ce far-west maghrébin de maladie, d’épuisement, de l’absence de soins minima, bref c’était un défi, celui de toute conquête finalement !

Et dans ce contexte un petit garçon né dans le bled verra son père partir pour la guerre de 1914-18 et n’en pas revenir, mort à Verdun. Elevé ensuite à l’école de la République à Alger, affectueusement couvé par une mère analphabète (d’origine espagnole) et silencieuse, dans le deuil permanent de son mari mort pour la France, d’une grand-mère autoritaire et d’oncles fantaisistes, il devra à l’amour de sa famille et à la persévérance de son maître d’école de passer au collège alors qu’il était plutôt prévu de le mettre au travail pour qu’il contribue aussi aux besoins d’une famille modeste où tout était compté. C’est évidemment de Camus dont il est question et la lettre qu’il adressa à son maître après la remise de son prix Nobel en 1957 est ajoutée dans les annexes, comme une réponse que celui-ci lui fit quelques années plus tard. Le personnage de Jacques Cornery revient en Algérie, adulte, pour visiter sa mère qui y est restée. Il est à la poursuite de son père qu’il n’a jamais connu, il n’en retrouvera pas grand-chose sinon l’amour infini que sa femme lui portait et qui s’exprime par le silence dans lequel elle s’est recluse depuis toutes ces années.

Mais finalement il n’y avait que le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé, qui les fait rentrer dans l’immense cohue des morts sans nom qui ont fait le monde en se défaisant pour toujours.

Ce livre est émouvant, d’abord car il fut le dernier de cet immense auteur décédé si stupidement, mais surtout par la tendresse qui de dégage des récits de la vie « ordinaire » de cette famille de pieds noirs, loin des polémiques sur la colonisation généralement attachées à tout ce qui se rapporte à l’Algérie. Les liens avec cette mère si mystérieuse sont détaillés de façon bouleversante et illustre oh combien ce rapport surnaturelle entre une mère et ses enfants. La vie de ces gamins de familles pieds noirs dans les écoles d’Alger ressemble à celle de n’importe quels enfants dans un village de France mais elle est enchantée par l’écriture, si douce, précise et tendre.

Nous sommes avec Camus et donc au-delà de cette introspection familiale, il nous parle de nous, de l’existence et des humains qui la composent, de la condition des gens de rien qui font le monde et lorsque qu’il évoque la recherche du père qu’il n’a pas connu, il aboutit aux cimetières français d’Algérie mais c’est encore pour nous raconter notre histoire :

…les hommes nés dans ce pays qui, un par un, essayaient d’apprendre à vivre sans racines et sans foi et qui tous ensemble aujourd’hui où ils risquaient l’anonymat définitif et la perte des seules traces sacrées de leur passage sur cette terre, les dalles illisibles que la nuit avait maintenant recouvertes dans le cimetière, devaient apprendre à naître aux autres, à l’immense cohue des conquérants maintenant évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin.

C’est la vie menée par des milliers de français sur une terre qu’on leur a laissé croire comme la leur. Destinée tragique qui s’est si mal terminé sur une terre sans aïeux et sans mémoire, …la terre de l’oubli où chacun était le premier homme ! C’est un véritable bonheur de la lecture. Cet ouvrage devait avoir une suite que nous ne lirons jamais, hélas !