« La zone d’intérêt » de Jonathan Glazer

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C’est un très bon film réalisé par le britannique Jonathan Glazer sur la vie domestique dans la maison du commandant du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, située aux pieds du mur qui la sépare des miradors du lager. Le thème de la vie « normale » de la population allemande, y compris celle résidant aux abords de camps, alors que la « solution finale » était en œuvre a été déjà abordé de nombreuses fois. Il l’est ici tracé de façon encore plus radicale et glaçante puisqu’il ne s’agit pas d’Allemands ordinaires mais de la propre famille de l’exécutant en chef avide d’améliorer la productivité de son entreprise morbide.

Sa femme et leurs enfants sont d’une blondeur tout aryenne et organisent des goûters autour de la piscine dans le jardin aménagé avec amour avec l’aide d’un personnel mené à la baguette, sans doute extrait du camp, sous les fenêtres grillagées du camp et des cheminées crachant nuit et jour la fumée des corps qui y sont incinérés. Et quand Höss annonce à sa femme qu’il est muté ailleurs elle se désespère de devoir quitter ce petit « paradis » composé avec tout son art de femme d’intérieur. Sa mère, par contre, venue les visiter semble comprendre ce qui se passe et s’enfuit un matin sans demander son reste.

Le génocide qui se déroule à deux pas de la piscine n’est jamais montré, seulement évoqué par le rougeoiement des cheminées et les bruits qui proviennent de derrière les murs, des bruits de répression, des hurlements, des coups de feu. Le spectateur averti sait évidement ce qu’il s’est passé derrière ces murs et réalise d’autant mieux l’anachronisme de la cohabitation entre la petite vie de la famille du commandant Höss et l’ampleur des tueries qu’il dirige à quelques mètres de là. Il n’est pas sûr que les plus jeunes qui iraient voir ce long métrage réalisent bien précisément de quoi il s’agit.

Le film repose la question de ce que savait, ne savait pas ou ne voulait pas savoir le peuple allemand du génocide mené par le pouvoir qu’il avait porté aux commandes du pays via des élections régulières. Cette question est d’autant plus prégnante dans le cadre encore plus particulier de la famille Höss. Les psychologues freudiens parlent de « clivage », l’existence de deux « moi », l’un qui tient compte de la réalité, l’autre qui la « dénie et la remplace par une réalité produit par son désir », un mécanisme de défense permettant « d’éviter la tension psychique que la prise en compte par la conscience aurait provoqué[1] ». Peut-être un moyen d’accepter des ordres répugnants à tout être humain, de faire primer la discipline sur l’humanité…, on sait néanmoins que certains nazis exécuteurs de la « Shoah par balles » (mise en œuvre avant la mise ne service du gazage industriel des condamnés, notamment lors des premiers mois de l’avance des troupes allemandes vers l’Est en 1941) ont rencontré certains troubles devant l’ampleur des tueries qu’on leur demandait d’exécuter.

Ce ne fut manifestement pas le cas de la famille Höss même si toutefois sa fiche Wikipédia indique que le commandant a souffert de ce qu’on appellerait aujourd’hui un « burn-out » durant quelques mois, sans que l’on sache s’il fut provoqué par un excès de « travail » ou un excès de remords. La même fiche indique que lors de ses confessions qu’il déroula en 1946 entre son arrestation et son exécution (sur le lieu de ses méfaits) Höss révéla qu’après avoir expliqué à son épouse la nature exacte de ses activités, celle-ci se refusa physiquement à lui. Ce point n’est pas abordé dans le film qui évoque néanmoins une relation sexuelle de Höss avec une détenue, sans doute juive, et le montre se laver consciencieusement ensuite de cette « souillure ».

Ce film aborde, sans y répondre, les insondables questions que posent toujours la représentation ou l’évocation des camps de concentration et d’extermination mis en place au cœur de la vieille Europe au mitan du XXème siècle, dont un dans l’Alsace occupée. Comment cela fut-il possible ? Un tel mécanisme de mise à mort aurait-il été possible en France ? Le peuple français aurait-il exécuté de pareilles instructions avec la même discipline ? Et moi, comment me serais-je comporté face à des ordres et des processus aussi abjects ? Chacun se plaît à répondre de façon certaine et optimiste à ces interrogations, se référant à son « niveau de civilisation », mais le comportement humain est en fait un vertigineux mystère, tout spécialement dans des conditions aussi tragiques.

Petit détail, l’acteur jouant Höss est coiffé à la mode de l’époque, touffu sur le crâne et bien rasé derrière les oreilles… une mode qui a été reprise par les punks dans les années 1970, l’extrême droite dans les années 1980-2000 et, aujourd’hui, par les fouteballeurs et hélas, les millions de jeunes qui les vénèrent et ignorent certainement à quoi se réfère cette coiffure. Triste chose car ils n’iront sans doute pas voir le film.

Christian Friedel dans le rôle de Rudolph Höss

[1] Psychologueparis-7.fr/mecanismes-de-defense-clivage/