L’incertitude et le chaos

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Un très bon article dans le journal Les Echos :

JEAN-MARC VITTORI

Crise : ne les croyez plus ! 

A la messe du dimanche, le credo est un moment essentiel où toute l’assemblée exprime sa foi en Dieu. Dans la finance moderne, il n’y a pas de tels rites et encore moins de musique composée par Mozart ou Schubert pour en souligner la beauté. Pourtant, le crédit repose sur une autre forme de credo. Car la confiance et la croyance sont au cœur de la finance (c’est même l’étymologie du mot « crédit »). Mais qui croire ? En tirant les leçons provisoires d’une crise encore en devenir, difficile de trouver une réponse à cette question…

Ne croyez plus les Pangloss ! Depuis maintenant plus d’un an, politiques, banquiers et experts ne cessent d’expliquer que « le pire est derrière nous » (comme le disait il y a cinq mois le patron de la banque Lehman Brothers aujourd’hui en faillite), que les effets de la crise « seront mesurés » (la ministre Christine Lagarde fin 2007) ou que « la crise est finie » (un hebdomadaire de qualité le mois dernier). En réalité, ils ne savent strictement rien, pas plus que l’équipage d’un navire pris dans une effroyable tempête ne sait quand ça va finir. La crise échappe aujourd’hui à toute compréhension d’ensemble. Elle est démesurée. Chaque fois qu’on ouvre un placard financier, des cadavres dégringolent. Au mieux, l’optimisme vient d’une volonté de rassurer qui n’aboutit finalement qu’au contraire. Au pire, c’est un mensonge avancé par leurs auteurs pour sauver leur place, gagner du temps… ou de l’argent.

Ne croyez plus les banquiers ! Ils ont fait n’importe quoi. En Amérique, ils ont prêté à des hommes ou des femmes qui n’avaient ni revenu, ni emploi, ni actifs. Ils ont conçu des produits financiers qu’eux-mêmes ne comprennent pas. Ils ont dessiné d’invraisemblables spirales d’endettement pour afficher une forte rentabilité. Ils ont oublié leur cœur de métier qu’est l’évaluation du risque. En un mot, ils ont joué les apprentis sorciers. Leurs collègues européens ont fait un peu moins n’importe quoi… mais à leur corps défendant car ils rêvaient d’atteindre l’imagination, la vivacité et la maestria de leurs collègues new-yorkais. En quête de profits faciles, certains d’entre eux ont fini par acheter les yeux fermés de miraculeux produits « structurés » « made in Wall Street », avec lesquels ils ont finalement perdu des milliards d’euros. D’après le décompte, hélas très provisoire, établi par le FMI en avril dernier, les banques européennes avaient perdu jusqu’en mars presque autant que leurs collègues américaines… dans une crise purement américaine. Fermez le ban.

Ne croyez plus l’argent des banquiers ! Ou plus précisément, ne croyez plus aux effets vertueux du mode de rémunération des banquiers sur la qualité de leur gestion. Ils ont gagné des millions, mais ils ont perdu des milliards. Sauf que les uns restent dans leur portefeuille tandis que les autres sont sortis pour toujours de la poche de leurs actionnaires. Les systèmes de paie devaient aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Ils justifiaient des montants hallucinants par le veau d’or de la création de valeur. Ils ont tourné à l’envers des espérances, avec un gouffre sans précédent entre les PDG et leurs mandants. Des plumes du « Financial Times » et du « Figaro » affirment qu’il est essentiel d’agir sur la question. C’est dire s’il y a urgence.

Ne croyez plus les régulateurs privés ! Les agences de notation étaient censées incarner la régulation de l’avenir. Des firmes privées évaluent la qualité des emprunteurs, dans une saine émulation les incitant à la meilleure notation possible. Las ! Incapables de résister à la perspective d’énormes commissions, elles ont noté n’importe quoi n’importe comment. Elles ont donné aux fameux produits structurés des notes analogues à celles des obligations classiques alors que leur comportement financier n’a rien à voir, comme le prouvent les événements de ces derniers trimestres. Une autre forme de régulation privée montre ses limites : les fameuses normes IFRS décidées par un collège de comptables contraignent les banques à recalculer sans cesse la valeur de leurs actifs dès qu’une maison en péril brade ses bijoux de famille. Elles rajoutent du vent dans la tempête.

Ne croyez plus les autorités publiques ! Evidemment, là, c’est plus difficile. Le Trésor et la Réserve fédérale des Etats-Unis, et la Banque centrale européenne de ce côté-ci de l’Atlantique, ne sont-ils pas en train de sauver la planète finance ? C’est vrai, mais il y a bien d’autres institutions en cause. Aux Etats-Unis, la surveillance des marchés financiers, mission vitale s’il en est, est éclatée en une quarantaine d’officines, chacune accrochée à son pré carré et incapable de la moindre vision d’ensemble. Et le gouvernement lui-même a du mal à trouver une ligne d’action lisible. Il sauve deux banques un dimanche (Fannie Mae et Freddie Mac), en laisse couler une autre le dimanche d’après (Lehman Brothers), sauve un assureur (AIG) le mardi suivant… Sans parvenir à sortir de la terrible équation profits privés-pertes nationalisées. Ce n’est guère mieux du côté des banquiers centraux. S’ils deviennent aujourd’hui les saint-bernard des banquiers pris dans l’avalanche, ils ont aussi fait de grosses boulettes. Avant la crise, ils ont laissé s’accumuler d’énormes fatras de dettes sans agir, car ils avaient une foi aveugle dans le marché, que révèle bien, par exemple, le livre d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Fed. Depuis la crise, ils dépensent des fortunes pour sauver des canards boiteux dont la chute risquerait d’enclencher un redoutable effet domino. Ce faisant, les banques centrales gorgent leurs bilans d’actifs de piètre qualité sans avoir la certitude de pouvoir s’en débarrasser demain. Elles ont aussi du mal à coordonner leurs interventions entre elles. Au bout du compte, c’est leur précieuse crédibilité qui est en jeu.

Mais que faire quand on ne croit plus personne, quand le monde de la finance a perdu tout crédit ? Revenir aux principes de base. Ne plus croire, mais se fier. Pratiquer non plus seulement le « stock picking » (choix minutieux d’actions pour constituer un portefeuille boursier), mais aussi le « bank picking », le « ideas picking », le « people picking » : sélectionner des banques, des idées, des hommes et des femmes. Car il y a beaucoup de financiers fiables (littéralement, à qui l’on peut se fier) qui s’efforcent de maîtriser le risque, des régulateurs efficaces, des experts assez honnêtes pour admettre que nous n’avons pas encore l’intelligence de cette tempête sans précédent, des politiques prêts à réfléchir à des formes de régulation financière moins absurdes. Laissons la croyance à la religion. Délaissons le credo pour le crédit. Renouons avec la confiance. Revenons à la finance des yeux ouverts.

JEAN-MARC VITTORI est éditorialiste aux « Echos ». jmvittori@lesechos.fr