AGHION Philippe au Collège de France, leçon inaugurale donnée le 01/10/2015 : « Les énigmes de la croissance »

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Les énigmes de la croissance de la chaire Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance

Une théorie schumpétérienne

Philippe Aghion développe une théorie schumpétérienne de la croissance économique basée sur la modélisation et l’empirisme. Les théories de la croissance existantes se sont révélées insatisfaisantes aux niveaux théorique comme empirique. La théorie néoclassique dominante était basée sur l’accumulation du capital : la production se fait avec du capital et c’est la croissance la croissance du stock de capital qui fait croître le PIB. C’est l’épargne venant de la production qui fait que le capital s’accumule, le reste de l’épargne non accumulée en capital partant en consommation. Ce modèle est censé produire une croissance durable même sans innovation (cas URSS par exemple).

Mais au bout d’un moment les rendements de l’accumulation de capital décroissent, la production permet d’accumuler de moins en moins. C’est le progrès technique qui va permettre de relancer la machine. Cependant cela ne permet pas d’expliquer pourquoi certains pays croissent plus vite que d’autres, ni pourquoi certains ne croissent plus.

En 1987 Aghion élabore un modèle de croissance avec Peter Howitt, également « schumpétérien » basé sur les principes suivants :

  • La croissance de long terme résulte de l’innovation
  • L’innovation résulte d’investissement (R&D, incitations économiques, …)        
  • Destruction créatrice : le nouveau remplace l’ancien

Ce modèle a été confronté à l’évidence empirique. La concurrence nuirait à l’innovation disent les innovateurs pour garder leurs rentes alors que l’on constate le contraire dans les chiffres. On a dialogué avec les empiristes et on s’est aperçu que les firmes innovantes ne partaient pas toutes de 0, mais qu’elles étaient souvent déjà innovantes. Donc je fais déjà des profits, la concurrence arrive, ampute mes profits et me pousse donc à innover pour faire d’autres profits qui vont plus que compenser ceux que je perds par ailleurs. J’innove pour échapper à la concurrence (escape competition) car je suis une firme « à la frontière technologique », celles qui en sont loin cessent d’innover quand la concurrence réduit leurs profits. On a concilié les empiristes avec la théorie !

Les énigmes de la croissance

Le « paradoxe argentin » 

  • De 1870 à 1930, l’Argentine présente un PIB/habitant stable à 40% du PIB/h états-uniens, ce qui signifie qu’elle croît au même rythme que les Etats-Unis.
  • A partir fin années 30, il y a une rupture de tendance et un décrochage par rapport au PIB/h américain. C’est à cette époque que l’Argentine a mis en place une politique de substitution aux importations qui a entraîné une baisse concurrence des pays étrangers. L’Argentine n’a pas su passer d’une économie du rattrapage à une économie de l’innovation comme celle des Etats-Unis. C’est grosso-modo le même diagnostique pour le Japon et France.            

Innovation, inégalités, et mobilité sociale

On constate une augmentation rapide des inégalités sociales depuis les années 80. Les inégalités mesurées par la part du Top 1% de la population d’un pays dans le revenu national augmentent parallèlement au nombre de brevets par habitants. L’innovation fait augmenter les marges et donc les revenus du Top 1% qui ne croit pas uniquement du fait de la spéculation et de la rente foncière, mais aussi par l’innovation. Celle-ci qui génère de la croissance mais les rentes de l’innovation sont temporaires du fait concurrence.

La destruction créatrice : le nouveau remplace l’ancien, favorise la mobilité sociale comme on le voit en examinant les indicateurs de cette mobilité entre la Californie, Etat innovant, et l’Alabama, qui ne l’est pas. La croissance par l’innovation fait fonctionner l’ascenseur social.

L’indicateur « gini » mesure l’inégalité pour la population au sens large, et non plus simplement le Top 1% versus 99%. Il est démontré que le « gini » reste stable avec l’innovation. Donc, certes on augmente le Top 1% mais l’inégalité générale est stable. C’est l’exemple de la Suède qui a mené des réformes structurelles, dont fiscales, majeures dans les années 1980-90 lui permettant d’assurer sa croissance.

Nous ne nous opposons pas à l’innovation au seul prétexte qu’elle augmente le Top 1% car elle génère de la croissance, de mobilité sociale tout en assurant la stabilité du « gini ». Il faut donc une fiscalité qui différencie les inégalités dues à l’innovation des autres : Steve Jobs (grande fortune générée par sa capacité d’innovateur) vs. Carlos Slim (grande fortune générée par sa rente monopolistique des télécom au Mexique).

Le débat sur la « stagnation séculaire »

Après les crises américaines de 1929 puis de 2008 nombres d’économistes ont prédit une « stagnation séculaire » post-crise. Les économistes schumpétériens pensent le contraire car l’innovation dans les technologies de l’information a amélioré la façon de produire des idées (interactions plus élevées dans la recherche) et la mondialisation a augmenté les effets potentiels de l’innovation (on gagnera plus d’argent avec le marché Monde).

Mais alors pourquoi la croissance de l’innovation ne s’accompagne plus d’une croissance de la productivité ? En fait c’est plutôt un problème de mesure des effets de l’innovation. Dans les Etats où il y a beaucoup de création destructrice comme les Etats-Unis, on aurait un impact négatif du nombre de brevets sur la productivité ! C’est en réalité un problème de mesure sur lequel nous menons actuellement des recherches. On ne sait pas mesurer les effets de l’innovation. Nous sommes confiants sur la possibilité de contrer le concept de « stagnation séculaire ».

L’Europe croît moins vite que les Etats-Unis car n’a pas fait les réformes structurelles nécessaires. La Suède les a faites dans les années 90’ et sa productivité s’est nettement améliorée, le Japon c’est l’inverse.

Penser les politiques de croissance

Philippe Aghion s’intéresse en tant que chercheur à ces politiques économiques quand certains de ses prédécesseurs s’en éloignent.

  • Les politiques peuvent être utilisées par le chercheur comme instrument pour identifier un effet causal qu’il cherche à mettre en évidence.
  • Influence du chercheur sur la politique éco. On peut casser les fausses idées ou structurer la pensée économique. Une politique industrielle colbertiste des « champions nationaux » biaise la concurrence et entrave la destruction créatrice et l’entrée de nouvelles firmes innovantes. Il vaut mieux soutenir horizontalement l’éducation, les PME innovantes… que de subventionner des secteurs industriels. En fait il faut être au centre, entre les deux pour la politique industrielle : on peut aider un secteur industriel mais d’une façon à favoriser la concurrence et non maintenir les rentes en place.
  • Débat en cas de crise entre relance keynésienne et réduction impôts/puissance publique. Synthèse : il faut des réformes structurelles plus politique économique proactive qui aura plus d’effets dans un environnement modernisé.

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La fantastique amélioration de l’accès aux données (ex. les nouvelles informations concernant la fiscalité individuelle) permet une recherche encore plus ciblée mais il ne faut pas laisser tomber la macroéconomie pour compléter les études empiriques comme celles d’Esther Duflot. Il faut maintenir le lien entre la macro et la micro.

Conclusion : ne craignions pas la nouveauté, l’innovation, etc. Cet enseignement au Collège de France et nos recherches en cours vont y contribuer.