Un café-librairie à Saint-Laurent de la mer : au fond l’immense baie de Saint-Brieuc à marée-basse, Iggy sur la sono (James Bond) suivi par Leonard Cohen (I’m your man), de vieux vinyles en vente dans les bacs, Klaus Schultz, Grateful Dead, Lou Reed, Cat Power, Bessie Smith, Robert Wyatt ; côté livres d’occasion, Colette, Jakez Hélias, Saint-Simon… Le thé aux épices est bon et chaud… Tout est calme et désert, respirons, c’est juste une après-midi au bord du monde.
Le musée de l’Orangerie expose la relation partagée entre Amedeo Modigliani (1884-1920) avec un de ses marchands, Paul Guillaume (1891-1934) à travers les tableaux du premier, dont nombre de portrait de M. Guillaume qui ne détestait manifestement pas se faire portraiturer et photographier. Modigliani, italien de religion juive arrive en France en 1903, après un séjour à Venise, se lance dans la sculpture, marque un grand intérêt pour les arts africains dont il s’inspire, fréquente Montparnasse, Montmartre et s’insère dans le foisonnement de la vie culturelle qui explose à cette époque. Ses amis sont Brancusi, Utrillo, Max Jacob, Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Diego Riviera… puis Paul Guillaume qui découvre, fortifie et monétarise son talent de peintre.
L’Orangerie montre une galerie de portraits caractéristiques du modernisme du pinceau de l’Italien : des personnages légèrement difformes, des yeux aux orbites souvent vides mais colorées, des cous surdimensionnés, des traits taillés à la serpe, des corps alanguis, souvent posés sur une chaise, attablés ou accoudés sur un meuble. Dans les tableaux il n’y a quasiment pas d’autres objets, encore moins d’ouvertures sur l’extérieur, tout est centré sur ses modèles qui sont pour la plupart issus des écrivains et artistes parisiens. Pendant que Picasso et Braque fondent le cubisme, Modigliani, qu’ils croisent parfois au Bateau Lavoir de Montmartre sans en être proche, reste fidèle à l’Ecole de Paris qui transforme le postimpressioniste en le modernisant sans le révolutionner.
La reconnaissance dont bénéficie Modigliani ne l’empêche pas de mener une vie dissolue. Alcool et cannabis expliquent sans doute en partie son décès à Paris à 35 ans. Son marchand Paul Guillaume décède quelques années plus tard. Une sombre histoire de détournement de sa succession dans laquelle est impliquée sa femme amène une décision de justice qui fait revenir l’essentiel de son immense collection à l’Etat français. Elle est visible à la suite de celle de Modigliani.
Un merveilleux film du réalisateur allemand Win Wenders pour lequel l’acteur principal Kōji Yakusho a obtenu le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2023. C’est l’histoire d’Hirayama, employé par la ville de Tokyo pour en nettoyer les toilettes publiques, tâche qu’il accomplit avec minutie, dévouement et, presque, avec plaisir. Son ordinaire est réglé comme du papier à musique : lever (tôt), repli du futon, brossage de dents et départ vers le boulot à travers les rues ensommeillées de Tokyo, déjeuner d’un sandwich dans un square avec ses amis les arbres ; puis, au retour, bain public traditionnel, repas dans un boui-boui en sous-sol dans un couloir de station de métro, complété le week-end par le pressing pour sa lessive de la semaine et le passage dans un bar dont il est secrètement amoureux de la patronne. Le soir avant des s’endormir il lit Faulkner et Patricia Highsmith.
Il ne parle quasiment pas mais chaque matin, assis dans sa camionnette il sélectionne la cassette qu’il va écouter la journée durant ses déplacements. Adepte de l’analogique, ses cassettes de collection datent des années 1970 avec Patti Smith, Lou Reed (dont la célèbre chanson Perfect Day inspire le titre du film), le Velvet Underground avec Pale Blue Eyes, l’une des plus belles chansons d’amour jamais écrite, composée par Lou amoureux fou de Nico, Van Morisson…
La monotonie de cette vie bien réglée, que certains pourraient qualifier d’autisme, est bien entendu troublée par les évènements de la vraie vie qui viennent bouleverser l’ordinaire de notre nettoyeur de toilettes. C’est d’abord l’incursion de sa nièce, fugueuse d’un environnement familial bourgeois lui aussi bien réglé semble-t-il, la découverte ensuite que la patronne de bar eut un mari désormais atteint d’un cancer, la gestion de l’adolescent tardif qui lui sert d’adjoint qui s’avère aussi agitée…
Mais Hiramaya fait face avec sérénité à tous ces évènements impromptus, sûr qu’il va revenir à son existence tranquille dès que les intrus seront retournés à leurs vies déréglées. Il aime la nature, souriant chaque matin devant le soleil levant après avoir pris soin de ses bonzaïs avec tendresse. Il aime voir les gens s’agiter et il aime, surtout, sa vie paisible dont les journées en semaine sont consacrées à agrémenter l’ordinaire des gens affairés.
Dans les interviews menées par Wim Wenders à l’occasion de la promotion de ce film, il explique la relation spéciale qu’il entretient avec le Japon et son cinéma. Pas sûr que ce balayeur de toilettes, lecteur de Faulkner et admirateur de Lou Reed, ne soit très représentatif de cette catégorie de Japonais, mais qu’importe, Wenders a réussi un film plein d’émotion autour d’un personnage, en principe inexistant, dont la sensibilité et le détachement irradient l’écran. Il y a un arrière-plan bouddhiste dans ce film délicat. La solitude heureuse peut exister, finalement !
Sur cette bonne vieille Montagne Sainte-Geneviève, le cœur du quartier étudiant et intellectuel de Paris durant des siècles, l’église Saint-Etienne du Mont accueille le Chœur Symphonique de Paris, dirigé par Xavier Ricour, qui chante la messe en ré de Dvorak (1841-1904) et les Chichester Psalms de Leonard Bernstein (1918-1990). Il n’y a pas d’orchestre mais une organiste, Mélodie Michel, perchée dans les hauteurs, suivant la baguette du chef sur un écran vidéo face aux imposants tuyaux d’orgue de l’église.
Autant Dvorak est d’une pure facture très classique autant le Bernstein chahute un peu l’oreille. Une batterie et une harpe ont été ajoutée marquant aussi la modernité de l’œuvre inspirée du Livre de psaumes de la Bible hébraïque et chantée en hébreu. Le chœur est renforcé par un jeune contre-ténor, Arnaud Gluck, dont la voix de tête monte bien haut dans les arches de l’église et le cœur de l’assistance. Bernstein, chef d’orchestre, pianiste et brillant compositeur a vogué sur tous les courants musicaux de son siècle avec un égal bonheur, de la comédie musicale au dodécaphonisme en passant par le blues. Le concert ce soir remporte un franc succès et donne l’envie de découvrir ces psaumes plus avant.
Dans la file pour d’attente pour accéder à l’église, deux vieilles dames à la peau parcheminée par le temps et le bronzage artificiel, très 6ème arrondissement, parlent du coronavirus. L’une affirme à l’autre : « ne te fais surtout pas vacciner car tu es ainsi sûre de l’attraper ». On a beau venir partager de la musique sacrée, on n’en reste pas moins concerné par les tracas du quotidien…
Ce documentaire détaille quatre cas de cyberharcèlement subis par quatre personnes dans quatre pays. En Italie, par la présidente de l’assemblée nationale, aux Etats-Unis, par une élue du Vermont, en France, par une réalisatrice, et au Canada, par une enseignante québécoise.
C’est à chaque fois une histoire un peu similaire : un déchaînement d’injures, de menaces de viol, de mort, qui s’abat soudain sur ces personnes via les réseaux dits « sociaux », pour n’importe quelle raison, qu’elles soient célèbres ou inconnues, engagées politiquement ou pas, noires, blanche ou d’une autre couleur, pour des motifs politiques ou pas, sexuels ou non, parfois juste pour le plaisir de nuire. Certaines victimes y résistent courageusement, d’autres prennent peur et cèdent pour mettre fin à la menace.
Le cyberharcèlement se montre surtout sous son vrai jour : une avalanche de bêtise crasse déversée par des décérébrés se sentant tout puissants derrière leurs écrans, ne se cachant même pas dans l’anonymat puisque la plupart revendiquent tout à fait publiquement leurs sordides actions numériques. Ce film expose au grand jour le niveau de dégénérescence dont souffre une partie de notre société à force de publicités abrutissantes, de télévisions débilitantes, de comportements politiques infantiles, de matchs de ballon aux accents racistes ou nationalistes, de « débats » menés par Cyril Hanouna et consorts…
Un certain nombre d’individus n’arrive pas à s’extraire de cet environnement déliquescent et libère bile et frustrations en nuisant à son prochain et utilisant la puissance du numérique. Ce n’est pas réjouissant !
Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale, Madeleine a accouché d’un garçon issu d’une liaison avec un officier allemand parti rapidement sur le front de l’Est. Elle l’élève seule en travaillant dans un hôtel de bord de mer breton où elle rencontre un jeune bourgeois atteint par la polio et à la sexualité indécise. Par la suite ils tiennent ensemble un bar à Châteauroux, ville de garnison pour GI’s américains. Un soldat se mêle à leurs ébats faisant réapparaître les tendances homosexuelles du mari de Madeleine qui l’amèneront à d’autres dérives. Pendant ce temps, le rejeton du soldat allemand se sent mal-aimé et le fait savoir avant qu’une petite-sœur ne s’annonce.
Ce film n’est pas inintéressant sur une époque trouble pour la France, mais une telle accumulation de traumatismes et de pathologies concentrée sur les personnages rend le film un peu irréaliste.
Plusieurs fois reportée pour cause de Covid, puis de maladie (Darius Keeler, cofondateur du groupe en 1994 a annoncé en 2022 souffrir d’un cancer), la tournée Call to Arms & Angel, du nom du CD sorti il y a deux ans a enfin été lancée cette année et passe pour une date parisienne à Bercy après plus d’une dizaine de concerts en France.
L’immense scène de l’arène est occupée par une première ligne : Darius à gauche, Danny Griffiths à droite, tous deux aux claviers et machines, au milieu : Dave Pen et Pollar Berrier (Guitares et chant), et, de façon intermittente, Lisa Mottram (la nouvelle voix féminine du groupe) ; sur la deuxième ligne, entourant la batterie de Steve Barnard, le guitariste Mickey Hurcombe et le bassiste Jonathan Noyce. Les postes sur cette deuxième ligne sont séparés par des rampes lumineuses qui, ajoutées aux puissants projecteurs venant du fond de la scène, créent alternativement des atmosphères brumeuses bleues ou rouges, avec des déchaînements de lumières stroboscopiques accompagnant à l’infini les saccades de chansons tout aussi stroboscopiques.
Le groupe entre en scène sur une intro musicale électronique et mélancolique dans une atmosphère bleue tamisée, où souffle une espèce de trompette fatiguée, qui se transforme soudainement en lumières blanches violentes et tournoyantes dès que retentit la batterie vigoureuse sur M. Daisy extrait du dernier album. La course est lancée.
Get fucked if you think I’m in your shadow Run, run ’cause I’m gonna end your fun Smile, smile, gonna get you in your pile Get bent if you think I’m gonna bend
Mr Daisy
L’enchainement sur Sane (2006) puis The False Foundation (2016) est redoutable, tout en rythmes et riffs de guitares grincheuses. Seules les voix de Pollar et Dave, souvent en duo, amènent un peu d’harmonie dans ce déluge sonore. Il faut attendre Vice (2022) pour reprendre son souffle avec cette balade désabusée chantée par Pollar sur une ritournelle de piano :
Life in a vice Tightening up inside Life in a noose No chance to get loose Break through the chains Hope through the shame Orchestrated life Orchestrated fight Command what we like Into me and you
Vice
Elle est enchaînée sans interruption sur Lights et sa singulière montée de tension, démarrée au piano que vont progressivement rejoindre tous les instruments puis la complainte de Pollard. Il s’agit d’une chanson sur la souffrance, de celle qui submerge l’âme et fait renoncer. Cette version live est commencée de façon plus directe qu’à l’habitude, l’imperceptible intro sur une note unique de piano est coupée pour passer directement à la ritournelle obsédante de clavier. Le morceau de dix minutes se termine dans le noir et en douceur, la voie de Pollard s’envolant bien haut dans les aigües et les voutes de Bercy.
Dave Pen reprend ensuite le chant pour un enchaînement de Conflict mené tambour battant et Daytime Coma, encore une longue complainte (quinze minutes) sur fond de nappes de claviers, pas très gaie, dont le final explose avec l’arrivée de la batterie et des guitares sur le déchaînement vocal de Dave :
I see a light In darkness Save me
I feel you Through the air Hold me
Daytime Coma
Lisa Mottram fait son apparition sur Surrounded by Ghosts qu’elle interprète aussi sur la CD Call… Habillée d’une robe noire, elle danse en chantant, discrète et un peu en retrait, mais sa voix porte loin. C’est orignal cette volonté du groupe de changer de voix féminine régulièrement. Ils ne se sont jamais trompés mais on se dit à chaque fois que l’on va regretter la précédente, et puis non. De Roya Arab à Maria Q en passant par Holly Martin, nous ne sommes jamais déçus. Lisa reste ensuite sur scène pour chanter avec Dave sur The Skies Collapsing Onto Us, la bande originale d’un film Netflix puis Take my Head, retour à l’album du même nom sorti en 1999, le deuxième du groupe alors encore dans une période trip-hop, moins marquée pop. Elle se déchaîne et fait sa sortie sur The Crown, une espèce d’hymne rappé sur une tornade cadencée de guitares métalliques et de boîtes à rythmes qui semblent tourner sans contrôle.
Quelques derniers morceaux extraits de Call… nous amènent doucement vers Gold qui clôture le show, un morceau emblématique de l’inspiration présente de ce groupe si créatif, et lorsque que les artistes s’effacent dans les coulisses leurs ordinateurs continuent à diffuser les quatre notes qui forment le thème de ce final dans les flashs des projecteurs tournoyants et les larsens extirpés par Dave de sa guitare.
Ils reviennent bien sûr, pour deux rappels et terminent la soirée sur Again sur lequel la voix déchirante de Dave Pen nous narre l’histoire triste de la déchirure d’un amour perdu.
C’était un nouveau concert d’Archive, pas de véritable surprise mais toujours l’enthousiasme d’assister à la performance jamais décevante de ce groupe inclassable qui sait mixer avec habileté rythmes, machines et romantisme. On ne s’en lasse pas !
Setlist
Mr. Daisy/ Sane/ The False Foundation/ Vice/ Lights/ Conflict/ Daytime Coma/ Surrounded by Ghosts/ The Skies Collapsing Onto Us/ Take My Head/ The Crown/ Fear There & Everywhere/ Enemy/ The Empty Bottle/ Gold
Pour la célébration du cinquantième anniversaire du décès de Pablo Picasso, Sophie Calle a investi les quatre étages de l’hôtel de Salé, siège du musée Picasso. L’artiste plasticienne-photographe jongle entre les souvenirs qu’elle a gardé de sa visite du musée durant le confinement en 2020 et certains des évènements de sa vie, durant cette période ou pas, comme elle a l’habitude de les mettre en scène.
Au rez-de-chaussée, à la place des tableaux du maître espagnol figurent les photos grandeur nature de ces mêmes tableaux qui avaient été empaquetés dans du papier kraft à l’occasion de la fermeture du musée due à la pandémie. On ne voit donc que les plis du papier, pas le tableau lui-même. Un peu plus loin, les vraies toiles sont en place mais derrière un voile qui les recouvrent et sur lesquels sont imprimés les réflexions que l’artiste a élaboré sur ces toiles qui étaient momentanément prêtées et qui lui ont été décrites par le personnel du musée. Une fois les toiles réinstallées, les commentaires écrits ont été imprimés sur le voile sur une surface qui recouvre exactement celle du tableau sous-jacent empêchant de voir celui-ci.
Au premier étage, Sophie Calle expose des vidéos filmées à Istanbul montrant des Turcs, sans doute paysans de l’intérieur du pays, voyant la mer pour la première fois. Plus loin, des photos du musée de Boston montrent les cadres vides de tableaux qui ont été volés et dont le musée a décidé d’exposer les cadres laissés par les voleurs, Sophie demande aux visiteurs ce qu’ils voient. A des personnes aveugles de naissance elle leur demande qu’elle pour eux l’image de la beauté, l’un d’eux répond « le vert, parce que tout ce que j’aime est, me dit-on, vert : les arbres, les feuilles, l’herbe… ». A la suite d’un vol de tableaux au musée d’art moderne en 2020 Sophie Calle écrit au voleur en prison pour lui demander son commentaire artistique sur les toiles subtilisées ; il préfère le Matisse au Picasso.
Et puis l’artiste expose son rapport à la mort sous tous ses angles. Celles de ses parents qu’elle a documentées avec force photographies et séquences vidéo, la sienne qu’elle anticipe en organisant sa succession de son vivant et l’on voit sur un écran un commissaire-priseur constituer et valoriser 400 lots composés de tout le bric-à-brac accumulé par l’artiste (à l’exception de ses propres œuvres) et… que l’on retrouve dans la pièce à côté : des photos, des animaux empaillés, des bijoux, etc.
Sophie Calle est une personne singulière, tellement originale que l’on se demande comment lui viennent toutes les idées saugrenues qu’elle met en scène depuis des décennies, généralement centrées autour d’elle et de la disparition. Il n’y a rien de beau ni d’émouvant dans ses scénarii et installations, mais juste une volonté de donner son interprétation des petits évènements de la vie de tous les jours, de donner à les voir sous un autre jour. Pour chacun d’entre eux elle tire le fil de leur existence et amène le spectateur à les vivre à travers ses yeux. Elle est bien sûr obsédée par la mort (mais qui ne l’est pas ?), celle de ses proches (humains et animaux) est l’un de ses sujets favoris. Et ce faisant elle prépare la sienne en permanence et avec froideur, comme une œuvre d’art.
« Sophie est tellement morbide qu’elle viendra me voir plus souvent sous ma tombe que rue Boulard. »
Mark Rothko (1903-1970) est exposé à Paris par la fondation Louis Vuitton qui réunit 115 œuvres de l’artiste américain. Né Markuss Rotkovičs au sein de la Russie tsariste dans ce qui est devenu aujourd’hui la Lettonie, de confession juive, sa famille émigre à Portland aux Etats-Unis au début des années 1910 pour éviter la conscription impériale à ses fils. Rothko a suivi une éducation talmudique et approché les pogroms et persécutions antisémites de l’époque. Il adopte le nom de Mark Rothko en 1940 après avoir reçu la nationalité américaine.
Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.
Aspiré très tôt par le dessin il est un travailleur infatigable et va produire près de 850 œuvres répertoriées. Le début de cette exposition présente dans les premières salles un ensemble de toiles figuratives datant des années 1930, certaines inspirées par la mythologie, d’autres par des paysages urbains dans lesquels on distingue des personnages aux formes longilignes placés dans environnement fermés et étouffants, des stations de métro, des pièces aux plafonds bas… Un autoportrait est placé dans la première pièce. Assez vite il considère qu’il a échoué à représenter la figure humaine « sans la mutiler ». C’est ainsi qu’il se dirige vers l’abstraction et ses toiles de grandes dimensions qui sont devenues iconiques et sa marque de fabrique
Et petit à petit son standard apparaît comme d’immenses tableaux colorés sur le fond desquels sont étagés des rectangles de couleurs aux contours flous. L’artiste a toujours refusé la qualité de coloriste qu’on a eu tendance à lui attribuer face à la magnificence des couleurs de ses toiles. Sombres ou lumineuses, la superposition des couleurs et des rectangles sur les fonds de ces tableaux donnent un éclat très singulier à ces œuvres. La peinture elle-même est apposée en couches rendues d’autant plus visibles que Rothko travaille la matière et fait preuve d’inventivité. Il applique d’abord une couche de colle, puis des couches de peinture mélangées à des métaux, à de l’œuf… Ces mixtures improbables provoquent sans doute des réactions chimiques plus ou moins prévisibles qui donnent un rendu un peu brumeux des couleurs, des ombres et des traces parsemant ces toiles à l’aspect mystérieux. Les bords des rectangles sont eux-mêmes diffus, comme travaillés pour ne pas être nets, un peu comme des nuages qui s’effilochent dans un ciel monochrome.
Certaines séries sont de couleurs sombres, les « Blackforms » mais toujours merveilleusement assemblées par ce « non-coloriste » qui développait tout de même un goût exquis pour mêler les teintes idéales et harmonieuses. Il y a des verts, des bleus, des gris, on croirait le ciel atlantique un soir de tempête. La série « Black and Gray » est exposée dans une pièce où trônent des sculptures de Giacometti (sans doute des reproductions), artiste qui a inspiré Rothko. Ce sont des tableaux bi-couleurs composés d’une bande noire superposée avec une bande grise. Cette fois-ci ce ne sont pas des rectangles peints sur un fond coloré, mais deux bandes aux bords bien nets qui joignent les quatre côtés du tableau. Bien entendu, sur la dizaine de toiles de cette série il n’y a pas un noir ou un gris qui soit les mêmes.
A ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire […] que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface.
Mark Rothko s’est donné la mort en 1970 un jour d’hiver dans son atelier New-Yorkais. Les hypothèses pour expliquer son geste sont un peu confuses : il était malade (atteint d’un anévrisme de l’aorte, son médecin lui avait déconseillé de continuer à peindre des toiles de grands tailles, injonction qu’il n’avait pas suivies), cigarettes et alcool n’arrangeaient pas les choses, mais peut-être surtout, une colère devant la faible reconnaissance de son œuvre dans le milieu artistique qui semblait plus excité par le pop’art naissant, le comble de la vulgarité commerciale, que par son propre travail qui lui avait demandé tant de passion, d’abnégation et d’engagement.
Ces dernières décennies lui ont finalement rendu son honneur et son œuvre est maintenant universellement portée aux nues. Peintre de l’absolu, il réussit à déclencher une troublante spiritualité chez le spectateur par le simple étagement de rectangles dans une phantasmagorie chromatique, le flou et la méditation réunis dans la même abstraction fruit des mains d’un artiste hors du commun !
Avec Nicolas de Staël exposé en ce moment au musée d’Art moderne, Rothko dans le bois de Boulogne, on pense à tant de ces artistes russes, exilés ou pas, qui ont aussi forgé cette vielle culture occidentale. Nabokov, Chostakovitch, Rachmaninov, Rothko, et tous les leurs, nous font souffrir d’avoir à déplorer les errements politico-militaires de la Russie d’aujourd’hui. Mais malgré la dictature étouffante, la créativité survit, c’est une bonne nouvelle !
Le spectateur comblé se dirige vers la sortie de l’exposition Rothko en se rappelant que ce bâtiment Louis Vuitton d’aspect lourdaud et tarabiscoté est toujours aussi peu adapté à l’exposition de grands tableaux.
Angelo Bruschini, le guitariste de Massive Attack depuis les années 1990 est mort ce 23 octobre à 62 ans des suites d’un cancer du poumon qu’il avait rendu public depuis déjà plusieurs mois. C’était un musicien brillant qui avait réussi à donner une place de choix à la guitare dans un groupe plutôt tourné sur l’électronique. Il était parfaitement dans le ton des Massive Attack avec des riffs glacés et métalliques qu’il posait merveilleusement sur les rythmes d’outre-tombe produits par le collectif de Bristol dont il était aussi originaire. Seule sa chevelure peroxydée marquait une touche de fantaisie sur scène. Il va manquer.
La sympathique compagnie Seventh Art Productions continue à produire des « expositions au cinéma », aujourd’hui un film consacré au célèbre « Baiser » du peintre autrichien Klimt (1862-1918). Centré sur ce tableau, l’exposition revient également sur les immenses talents de portraitistes de Klimt commentés par des historiens de l’art et spécialistes de cette époque qui nous apprennent les techniques novatrices de l’artiste mêlant les métaux à la peinture pour donner ces ensembles flamboyants au service, le plus souvent, du corps humain et de celui des femmes qui ont traversé sa vie, dont Emilie Flöge dont on suppose que leur relation fut essentiellement platonique et artistique. Par contre, on apprend qu’une quinzaine de demandes de reconnaissance en paternité venant de différents modèles passées par son atelier émergèrent après sa mort…
L’artiste est aussi l’auteur de décors, souvent gigantesques, comme la célèbre Frise Beethoven présentée en 1902 et se référant à l’Ode à la joie du musicien (IXème symphonie). Celle-ci, peinte directement sur les murs au Palais de laSécession, regroupement artistique monté par Klimt qui a pour objet de mettre un coup de pied dans la fourmilière du classicisme de l’art viennois. La Frise Beethoven fait parler d’elle lorsqu’elle est dévoilée, de part son modernisme et sa crudité. Elle représente l’aspiration au bonheur de l’humanité souffrante et se termine par l’union de deux amants, debout, vus de dos.
Le Baiser donne lieu aussi à de multiples interprétations : tendresse exprimée par les visages, ou violence faite à l’amante, serrée au cou par une main de l’homme d’où, peut-être, la crispation de sa propre main sur celle de son amant, présence du vide insondable derrière la femme dont les pieds débordent sur l’abîme, masculinité symbolisée par les rectangles blancs et noirs sur le vêtement de l’amant quand celui de la femme est tacheté de fleurs, tous deux agenouillés aussi sur un tapis de fleur au bord du vide…
C’est une passionnante analyse des tréfonds de ce tableau et d’hypothèses sur l’inspiration mystérieuse de son auteur qui se termine par le constat un peu amer de l’un des historiens sur le fait que Klimt est plutôt passé à la postérité pour le kitch de son œuvre alors qu’il fut un artiste complet et révolutionnaire.
C’est le film choc du cinéaste italien Marco Bellocchio (né en 1939) qui passe en revue, depuis le début de sa longue carrière, certains des traumatismes vécus par son pays. Il s’en prend cette fois-ci au Vatican en revenant sur l’histoire vraie de « l’affaire Mortara » apparue à la fin des années 1850. Un enfant juif d’une famille bourgeoise de Bologne est enlevé par l’Eglise catholique car il aurait été baptisé secrètement par la jeune fille qui le gardait et le croyait à l’article de la mort. Le gamin est amené à Rome et placé dans une institution pour jeunes juifs « convertis » qui sont élevés dans la dureté de l’enseignement catholique à l’époque et la froideur de prêtres dogmatiques. Mais l’embrigadement fonctionne et, malgré le combat des parents et de la communauté juive pour extraire le jeune Edgardo des griffes du Vatican, il va continuer dans la voie catholique et même devenir prêtre, jusqu’à vouloir convertir sa propre mère sur son lit de mort.
L’histoire vraie a peut-être été un peu romancée pour rentrer dans le format du film mais qu’importe, on sait l’Eglise catholique capable de ce dont elle est accusée par Bellocchio. C’est le pape Pie IX qui est aux commandes à l’époque du Vatican et des « Etats pontificaux ». Il est présenté dans le film comme un dirigeant aveuglé par le dogme et « l’infaillibilité pontificale », le teint gris, sûr de son idéologie mais voyant son pouvoir divin décliner, prêt à se battre pour le maintenir quoi qu’il en coûte.
Le film est intéressant en ce qu’il revient sur les errements des religions, capables d’enlever des enfants, oubliant toute humanité, pour les soumettre à leur volonté dominatrice. Cet évènement que l’on croirait d’un autre âge, mais ce n’était finalement qu’en 1858, fait tristement écho aux déportations actuelles d’enfants ukrainiens dont sont accusées les forces russes qui occupent une partie de l’est de l’Ukraine. Ces crimes sont relativement bien documentés et valent une inculpation devant la Cour pénale internationale (CPI) du président russe et de sa commissaire « aux droits de l’enfant », qui aurait d’ailleurs adopté l’un d’entre eux.
Pre-Trial Chamber II considered, based on the Prosecution’s applications of 22 February 2023, that there are reasonable grounds to believe that each suspect bears responsibility for the war crime of unlawful deportation of population and that of unlawful transfer of population from occupied areas of Ukraine to the Russian Federation, in prejudice of Ukrainian children.
La Russie s’enorgueillit d’ailleurs officiellement d’avoir procédé à une « évacuation sanitaire » de ces milliers d’enfants pour les sauver. C’est une vieille histoire, des jeunesses hitlériennes (Hitlerjungend) aux jeunesses staliniennes (Komsomol) en passant par les actions du maréchal Pétain pour embrigader la jeunesse française après la défaite de 1940, la Russie d’aujourd’hui ne fait que perpétrer la volonté des dictatures de manipuler les cerveaux de ses enfants.
Le plus déplorable dans « l’affaire Mortara » narrée par Bellocchio est que l’église catholique se soit rendue coupable d’un tel embrigadement à une époque finalement pas si éloignée d’aujourd’hui. Outre cette défaite morale, le film montre aussi la fin d’un Vatican exerçant un pouvoir temporel sur ses « Etats pontificaux » face aux insurgés italiens républicains. C’est en 1870 que Rome est envahie et rattachée au royaume d’Italie. Depuis, le Vatican se contente de son micro-Etat autour de Saint-Pierre et d’un pouvoir uniquement intemporel. On sait depuis que l’Eglise catholique a eu à déplorer dans ses rangs d’autres méfaits contre les enfants. Les papes successeurs de Pie IX n’ont pas toujours été à la hauteur face à ces crimes. C’est un peu le problème avec le pouvoir « intemporel », on n’est responsable de ses actes que devant Dieu.
Ce film est aussi celui du crépuscule de l’institution catholique.
Le Palais de la Porte Dorée retrace, rapidement, l’histoire des migrations est-asiatiques vers la France à travers deux salles. La première relate l’histoire de ces flux depuis 1860 jusqu’à nos jours : colonisation/décolonisation, guerres, communisme, dictatures. La seconde permet de revenir sur quelques faits divers qui ont touché la communauté asiatique en France dans les années 1990-2000, notamment la mort violente d’un des leurs lors d’une « bavure policière ». Ces évènements avaient déclenché à l’époque des manifestations de la communauté asiatique réclamant le droit de pouvoir vivre en paix en France sans être l’objet de discriminations racistes. Une petite dizaine d’écrans diffusent des interviews de citoyens d’origine asiatique parlant de leurs propres expériences en France, présentées comme plutôt bénéfiques d’ailleurs.
L’exposition insiste sur les « stéréotypes » qui collent à la diaspora asiatique, positifs comme négatifs. L’épisode de la pandémie du Covid19 a aussi marqué la communauté, les « Chinois » étant parfois qualifiés de virus lors de cette pandémie qui a démarré en Chine. Mais globalement, ces stéréotypes sont généralement plutôt favorables ; on parle d’une bonne intégration, des succès scolaires des enfants, d’un ascenseur social qui fonctionne encore, alors faut-il vraiment s’ingénier à voir des problèmes migratoires là où il y en a finalement peu pour le moment ?
On voit d’ailleurs dans les étages supérieures l’exposition « J’ai une famille » proposant aux visiteurs les œuvres contemporaines de dix artistes d’origine chinoise installés en France, dont celles de Yan Pei-Ming :
Figure 1 – Yan Pei-Ming (sa mère)
D’autres installations sont un peu plus obscures mais le thème général de la famille évoque celle que ces artistes ont constituée en France, poussés vers l’exil par des convictions et des talents communs.
Transexpérience : un mot qui résume de manière vivante et profonde les expériences complexes que l’on vit quand on quitte son pays natal et que l’on va de pays en pays.
Construit en 1748 sur la Place Louis XV, qui deviendra plus tard la Place de la Concorde, le futur Hôtel de la Marine est un bâtiment dédié au Garde-Meuble royal, organisme chargé de l’achat et de l’entretien du mobilier du roi. Il est ensuite le siège du ministère de la Marine pendant plus de 200 ans (la Kriegsmarine l’a même investit durant l’occupation allemande de la seconde guerre mondiale). Après le départ de son dernier occupant en 2015, le premier étage de l’hôtel a été magnifiquement rénové dans l’état où il était lorsqu’il avait la fonction de garde-meuble royal. C’est cette partie qui est ouverte à la visite avec un audio-guide légèrement infantilisant qui recrée des dialogues entre les personnages de l’époque au fur et à mesure du cheminement dans les pièces pour expliquer la destination de celles-ci : bureau, chambre, antichambre, salle-à-manger, etc.
Tout n’est que dorures, lustres, boiseries et meubles précieux. Toute la magnificence de l’artisanat du XVIIIème siècle s’exprime face au majestueux spectacle de la place de la Concorde avec l’assemblée nationale comme horizon. On imagine que les maris du ministère de la marine qui étaient encore présents dans le bâtiment il y a dix ans devaient s’en disputer les bureaux La pièce d’angle place de la Concorde / rue Saint-Florentin, avec vue en enfilade sur la rue de Rivoli, était sans doute affectée à l’amiral tant son exposition est superbe.
Ce film du réalisateur japonais Koji Fukuda date de 2008. Il est composé de trois histoires entremêlées où l’on retrouve le tragique et le comique dans lesquelles tombent le plus souvent les relations humaines. On suit les parcours de jeunes hommes et femmes engagés parfois dans des situations burlesques : deux femmes se rencontrent et échangent sur les choses de l’amour autour d’un spectacle de danse contemporaine, une photographe attend désespérément des visiteurs dans la galerie où elle expose ses photographies, un couple dont la femme est enceinte affronte le sujet de l’infidélité et le mari au bras droit amputé par suite d’un accident se trouve confronté au syndrome du « membre fantôme ».
Les acteurs passent d’une histoire à l’autre, on apprend dans le troisième sketch que le couple recomposé du premier est mort dans des conditions violentes, on retrouve au mariage des amis de la photographe de la deuxième histoire les actrices de la première, etc. Le réalisateur explique s’être inspiré de la Comédie humaine de Balzac et de sa capacité à observer la société des humains à travers les yeux de personnages évoluant dans leur époque. Le long métrage se regarde comme on lit Balzac, c’est social et… un peu long.
Ce roman de Kafka (1883-1924) est sorti après sa mort et n’était pas totalement achevé. Comme nombre d’autres de ses livres, l’auteur ne voulait sans doute pas le publier. Il avait demandé à son ami Max Brod de brûler tous ses manuscrits après son décès, volonté qui ne fut pas exécutée.
Ce roman narre un procès initié contre « Joseph K… » par une bureaucratie totalitaire et absurde. L’accusé ne sait pas de quoi il est accusé. L’instruction de son cas et son procès sont menés par une justice parallèle implantée dans les combles d’un immeuble où il croise des personnages improbables avant de trouver la salle d’audience. Sur les conseils de son oncle il engage un avocat malade, le recevant au fond de son lit et dont il séduit l’infirmière qui fait ainsi concurrence à Mlle. Bürstner qui est logée par la même logeuse que Joseph K qui a des vues sur elle.
Son avocat n’avance pas sur son dossier dont on il ignore tous les éléments sinon que K est coupable. Celui-ci est harcelé chez lui par une espèce de police politique. Ses errements dans le tribunal déserté et dans une cathédrale qu’il fait visitera un client italien de la banque qui l’emploie lui font rencontrer des personnages burlesques qui l’édifient sur son cas « désespéré ». Il est finalement exécuté.
Ecrit en 1914, différentes interprétations ont été portées sur ce livre qui pourrait être un pamphlet contre la bureaucratie, un peu à la manière de « 1984 » d’Orwell, ou une anticipation de la situation des juifs (Kafka est de confession juive et écrit en allemand, sa langue maternelle) au XXème siècle, se demandant pourquoi ils sont persécutés sous couvert de la loi dont ils ignorent les éléments. Ils ne savent de quoi ils sont coupables mais ils le sont et ils doivent expier…
Le personnage de Kafka se débat seul face à l’absurdité des choses sans trop comprendre ce qui lui arrive, broyé qu’il est par un système supérieur dont il ignore qui tire les ficelles. Une situation « kafkaïenne » qui est la marque de l’auteur tchèque qui, très peu publié de son vivant, aurait pu rester dans l’anonymat si son exécuteur testamentaire avait effectivement détruit ses manuscrits comme son mandataire le lui demanda. Max Brod a donc reconstitué l’ordonnancement des chapitres tel qu’il se souvenait en avoir parlé avec son ami, apporté quelques corrections à la marge. L’édition Gallimard 1957 publie à la fin du roman les chapitres qualifiés « d’inachevés » ainsi que les paragraphes rayés par l’auteur. A la vérité, on ne voit pas toujours en quoi ces lignes sont « inachevées » et on se dit qu’elles n’auraient pas forcément dépareillé si elles avaient finalement été retenues dans « Le Procès ».
Brian Eno, musicien britannique né dans le Suffolk en 1948, magicien du son et inspirateur plus que musicien, se produit ce soir à la « Seine Musicale » de Paris avec le Baltic Sea Orchestra. Une soirée apaisée et méditative, emportée par des compositions mystiques et intergalactiques.
Après des études de Beaux-Arts, Eno avait pourtant commencé sa carrière dans les excès et les fanfreluches du pur glam-rock où il tenait le poste de claviériste-bricoleur du groupe Roxy Music, créé par Bryan Ferry, qu’il rejoint au début des années 1970 pour le quitter deux années plus tard. Il emprunte alors une route plus innovante en inventant l’ambient music, sorte de musique sophistiquée pour supermarché. Il collabore avec Robert Fripp le guitariste et fondateur du groupe de rock progressiste King Crimson. Le duo Fripp & Eno produit une série de CD dont (No Pussyfooting) en 1973 dans lequel le guitariste si inventif déploie d’incroyables arabesques générées par des notes de guitares maintenues à l’infini avec l’aide d’un magnétophone qui passe et répète des boucles de guitare les unes sur les autres. Nous étions en 1973… bien avant l’invasion de l’électronique dans le rock.
Et puis Eno se lance dans une carrière de producteur des plus grands artistes des années 1970 à aujourd’hui, à commencer par la célèbre « trilogie berlinoise » de David Bowie (« Low, « Heroes » et Lodger) avec, là encore, Robert Fripp qui commet le solo de guitare le plus brillant de toute l’histoire du rock avec Eno derrière les consoles pour forger un son si urbain et déchirant. Outre sa science de la technique musicale il exerce une forte influence intellectuelle sur les musiciens avec qui il travaille. Il est notamment connu pour utiliser un jeu de cartes conçu par Peter Schmidt et lui-même et dont chacune des cartes indique une stratégie énigmatique prêtant à interprétation. C’est ainsi lorsque l’inspiration semblait se ralentir au studio berlinois Hansa by the Wall où fut enregistré « Heroes » en 1977, Eno tirait les cartes de son tarot mystique er relançait la création. Ce pouvait être une injonction « chacun change d’instrument » ou une redéfinition des positionnements des musiciens et des micros dans le studio. Bref, il a ainsi aidé à accoucher des disques de légende.
Après Bowie il a collaboré avec Devo, Talking Heads, U2, John Cale, Ultravox, Genesis (sur The Lamb lies down on Broadway)… les plongeant chaque fois dans sa marmite de sorcier dont ils ressortaient avec un son très spécifique, pas vraiment reconnaissable car propre à chaque groupe, mais travaillé jusqu’à l’extrême. Dans le même temps il a poursuivi sa propre création musicale, éditant sous son nom un nombre incalculable de CD aux sons étranges, fruit de ses réflexions intérieures et triturations techniques, sans aucuns objectifs commerciaux. Des disques expérimentaux exclusivement pour spécialistes !
Depuis Roxy Music au début des années 1970 ses tournées sur scène sont extrêmement rares alors on ne manque pas celle de ce soir avec un orchestre classique scandinave dirigé par Kristjan Järvi. Quand les lumières s’éteignent les musiciens de l’orchestre font leur apparition en marchant tout en jouant sur la partie basse de la scène. Eno et ses musiciens, dont la soprano Melanie Pappenheim et un conteur, sont sur une estrade derrière leurs machines. Au deuxième étage figurent les percussionnistes. Il s’agit d’une musique que l’on peut qualifier de « contemporaine » autour de l’album « Ships » composé par Eno en 2016, dans le cadre d’une commande de La Biennale de Venise dont la première représentation a eu lieu le 21 octobre au Teatro la Fenice, en tant qu’œuvre centrale de la Venice Biennale Musica 2023.
« L’album ‘The Ship’ est une œuvre inhabituelle dans la mesure où elle utilise la voix mais ne s’appuie pas particulièrement sur le format chanson. C’est une atmosphère avec des personnages occasionnels qui dérivent, perdus dans l’espace vague créé par la musique. En arrière-plan, il y a un sentiment de temps de guerre et d’inévitabilité. Il y a également une ampleur qui convient à un orchestre et le sentiment que de nombreuses personnes travaillent ensemble.
Je voulais un orchestre qui joue de la musique comme j’ai envie de jouer de la musique : avec le cœur plutôt qu’avec une partition. Je voulais que les membres de l’orchestre soient jeunes, frais et enthousiastes. Quand j’ai vu pour la première fois le Baltic Sea Philharmonic, j’ai trouvé tout cela… et puis j’ai remarqué qu’ils portaient le nom d’une mer. C’était décidé ! ».
Brian Eno
La musique est aérienne et éthérée, des instruments classiques sont mixés avec les traitements du magicien. Eno chante sur certains morceaux, une voix grave et monotone, pas désagréable, parfois vocodée. Il s’excuse d’ailleurs d’être enrhumé, ce qui ne s’entend pas vraiment. Tous les artistes sont habillés de noirs et portent un T-shirt de la même couleur floqué de ce qui ressemble à un globe terrestre, de couleur différente selon les étages.
Les allers-et-venus des musiciens sont lents comme la musique jouée est ample. On reconnait la reprise du Velvel Underground de Lou Reed : « I’m set free », considérablement ralentie, les cordes et claviers se substituant aux guitares :
I’ve been blinded but now I can see What in the world has happened to me The prince of stories who walks right by me And now I’m set free I’m set free I’m set free to find a new illusion
The Velvet Underground
C’est ensuite la chanson “By This River », un classique d’Eno extraite du disque Before and after Science (1977). Le rappel est dédié aux populations palestiniennes sous les bombardements de la bande de Gaza. Applaudissements et youyous marquent le soutien du public à cette cause défendue par l’artiste engagé en faveur de nombreuses causes humanitaires.
Le spectateur sort troublé par l’atmosphère musicale si apaisante et mystérieuse qu’Eno imprime à ses compositions et leur interprétation. C’est un voyage dans un monde immobile où tout semble apaisé, un sentiment transmis par une musique venant d’un autre monde, celui où Brian Eno nous emmène depuis cinq décennies. Il fallait bien sûr être présent à cette soirée pour tous ceux qui ont passionnément aimé la façon dont le maître a su inspirer et guider tant de grands musiciens, notre bonheur ce soir fut plus celui de la reconnaissance que de l’enthousiasme pour une musique qui s’y prête assez peu.
Setlist : The Ship/ Fickle Sun (I)/ Fickle Sun (II) The Hour Is Thin/ Fickle Sun (III) I’m Set Free/ By This River/ Who Gives a Thought/ And Then So Clear
Encore : Making Gardens Out of Silence/ There Were Bells
A l’occasion du visionnage du film « Les feuilles mortes » du réalisateur finnois Aki Kaurismäki on découvre un groupe très intéressant : Maustetytöt (traduit par Spice Girls). Il s’agit de deux sœurs, Anna et Kaisa Karjalainen, l’une chanteuse & claviers, l’autre guitare & chant, toutes deux blondes comme il se doit. Une musique électro qui porte les très belles voix du duo sur de jolies mélodies. Evidemment elles chantent en finnois, ce qui n’est pas des plus aisé à comprendre…
Elles jouent leurs propres rôles dans le film où elles interprètent Syntynyt suruun ja puettu pettymyksin (Né avec tristesse et vêtu de déception) de leur dernier disque EIVÄT ENKELITKÄÄN ILMAN SIIPIÄ LENNÄ (MÊME LES ANGES SANS AILES NE VOLENT PAS). On trouve une traduction en anglais de ce morceau sur Youtube :
C’est une chanson pas très gaie pour un film qui ne l’est guère plus. Cela semble d’ailleurs être le concept du groupe, une musique glaçante et répétitive, des voix éthérées, des visages fermés qui ne sourient jamais, un océan de blondeur… On se croirait sur la banquise d’un fjord en plein hiver. Les mots sont semble-t-il à l’image de cette ambiance. Mais quel choc !
Le journal Libération du 21 octobre a commis un article félon intitulé ‘« Hackney Diamonds», les Rolling Stones croulent des mécaniques’ consacré au dernier disque des Rolling Stones. Cet article déplorable et plein d’amertume est à charge contre les Rolling Stones. Qu’on en juge :
…ce disque est une monstruosité inattendue dans l’actualité de la pop qui nous subjugue jusqu’à nous faire douter du rôle de la musique enregistrée dans notre culture : un disque des Rolling Stones tellement factice et redondant qu’il nous hurle à chaque seconde qu’un nouveau disque des Rolling Stones ne sert à rien. … L’effet de contraste [du morceau Dreamy Skies, NDLR], est saisissant avec Driving Me Too Hard, morceau de vieux niqueur épuisé par un ou une amante insatiable ou l’horrible Bite My Head Off, boogie punk monté sur un riff de basse fuzzée à la Satisfaction, vaguement réminiscent d’un Clash (Safe European Home) et dont on réalise au bout de quelques minutes qu’il est supposé nous faire frémir d’émotion puisque la basse y est tenue par Paul McCartney. Las, c’est surtout l’occasion de vérifier quel mal le producteur Andrew Watt, notamment aux manettes du dernier Iggy Pop, fait au rock des anciens dans le terrain miné du contemporain, avec ses YouTube, TikTok, iPhone et consorts. etc, etc
Ces pisse-vinaigres de Libération ne se sont toujours pas remis de la trahison de leur ancien patron, fondateur de la Gauche Prolétarienne dans les années 1970 qui a quitté Libération avec un parachute doré digne d’un nabab du CAC40, après s’être marié avec une femme de l’âge de sa fille. Depuis ils dévident leur bile à longueur des colonnes de leur journal toujours entre deux faillites. Cela fait longtemps qu’ils ont perdu leurs illusions idéologiques qui se sont embrasées dans les feux de l’enfer de Sympathy for the Devil. Ces plumitifs (qui bénéficient de la niche fiscale des journalistes totalement imméritée et qui devrait être révoquée depuis longtemps) ne savent pas tourner la page. Et c’est particulièrement vrai pour la rubrique Rock qu’on ne lit plus depuis des lustres, mais qui fut un temps flamboyante (et pro-Rolling Stones).
Ce dernier disque des Rolling Stones n’est pas exceptionnel mais honnête et correct. On peut souhaiter aux journaleux rock de Libé de tenir aussi bien la plume que Keith Richards tient sa guitare à 79 ans !!! Le Monde et L’Humanité ont produit des critiques plus apaisées de Hackney Diamonds.
Le 24ème album studio des Rolling Stones, “Hackney Diamonds” est sorti ce matin. Le dernier, « A Bigger Bang », datait de 2005. Depuis Charlie Watts est mort, Mick Jagger a passé les 80 ans, Keith Richards 79 ans et Ron Wood 76. Le groupe était encore en tournée l’an passé en Europe, avec un passage par Paris et Lyon pour la France.
« Hackney Diamonds » est plutôt un bon cru. Des guitares énergiques, des claviers rythmés, des cuivres intermittents, sur la voix légendaire et l’harmonica titilleur du patron. Du rock, surtout, du blues, aussi, avec deux très beaux morceaux : Sweet Sound of Heaven, Lady Gaga choriste de luxe et Stevie Wonder invité de marque au piano, et une superbe reprise de Muddy Waters : Rolling Stone Blues. Elton John est également de la partie sur deux morceaux et Paul MacCartney sur Bite my Head Off, participations plutôt transparentes. Bill Wyman revient jouer de la bass sur Live by the Sword, un hommage à Charlie Watts dont des parties de batterie enregistrées avant sa mort ont été utilisées pour ce disque. Keith a le droit de chanter Tell me Straight.
Evidemment, depuis plus de 60 ans qu’il est sur la route, le groupe voit son futur se rétrécir mais la gloire lui survivra. Quelle bonne idée de mettre tout ceci en musique.
I hear the sweet, sweet sounds of heaven Falling down, falling down to this earth I hear the sweet, sweetest sounds of heaven Drifting down, drifting down to this earth
Sweet Sounds of Heaven
The streets I use to walk on, are full of broken glass And everywhere I’m looking, there’s memories of my past
Whole Wide World
Mais les Rolling Stones ont la nostalgie heureuse et cet album est plein d’énergie. Et puis, un nouveau disque des Rolling Stones, cela fait tout simplement du bien !
Un lecteur attentionné nous signale que Hackney est un faubourg de l’Est de Londres, autrefois mal famé, où l’on pouvait se faire casser la vitre de sa voiture et subir un vol à la tire, d’où le design de la couverture du disque. « Hackney Diamonds » signifiait donc « verre brisé » en argot londonien en référence à ce qui pouvait vous advenir si vous baguenaudiez dans ce quartier qui s’est quelque peu gentrifié depuis.
Hackney Diamonds est dédié à Charlie Watts.
Le groupe profite aussi de cet évènement pour sortir en CD et DVD le concert intégral donné à l’Olympia de Paris en 1995 qui n’avait été diffusé jusqu’ici que sous forme d’extraits. Il s’agit de Totally Stripped. Un show d’un excellent cru !